Internationalisme : Au Chili, l’extrême droite en position de rédiger le nouveau projet de Constitution.

Internationalisme : Au Chili, l’extrême droite en position de rédiger le nouveau projet de Constitution.

Dimanche 7 mai 2023, les Chiliennes et les Chiliens votaient pour élire les 50 membres du Conseil chargé de proposer une nouvelle Constitution pour le pays. Avec 35 % des suffrages et 22 sièges remportés, le Parti républicain, classé à l’extrême droite, est désormais en position de rédiger le nouveau projet de Loi fondamentale, en alliance avec une partie de la droite libérale.

Comment en est-on arrivé à une telle situation, alors que ce processus constitutionnel a été enclenché par un mouvement social historique en 2019 contre les inégalités sociales ? La responsabilité de la gauche chilienne ne peut pas être ignorée. Et ces mêmes errements peuvent être retrouvés dans de nombreux pays.

En 2019 l’économiste chilien Marco Kremerman estimait que « l’indignation et le malaise se sont profondément accentués » au Chili où 1 % de la population concentre près du tiers des richesses. Héritage de la dictature de Pinochet entre 1973 et 1990 cette situation se traduit concrètement dans la vie des classes populaires. L’éducation, la santé, les retraites… et même l’eau : tout a été est privatisé au Chili. Le système de retraite, qui fonctionne par capitalisation individuelle auprès de fonds de pension privés, ne permet pas à l’immense majorité des personnes âgées de vivre dignement. Au final la moitié des travailleuses et des travailleurs gagne moins de 400 000 pesos (500 euros) par mois, alors que le coût de la vie y est équivalent à celui d’un pays européen.

Un mouvement social massif a émergé en octobre 2019 permettant la renaissance d’un espoir au sein des classes sociales populaires. Face à celui-ci le gouvernement a fait appel à l’armée pour contenir les manifestants. Cela s’est traduit par plus de 3 000 arrestations en une semaine et près de 400 personnes blessées par arme à feu, dont au moins 19 en sont mortes. En dépit de cette répression féroce, plus d’un million de manifestantes et de manifestants se sont rassemblés le 25 octobre 2019 à Santiago. Julio Pinto, historien de l’université de Santiago du Chili a souligné que « c’est la première fois que l’on voit ça depuis la manifestation pour le non au référendum de Pinochet, en 1988 ».

Un projet de constitution est présentée en septembre 2022

Le premier acquis du mouvement a été le vote d’octobre 2020 approuvant à une majorité de 78 % la nécessité de changer de constitution. Dans la foulée une Assemblée constituante composée de 154 « citoyens » est élue le 16 mai 2021, mais avec une forte abstention de 59 %. La droite et l’extrême droite y sont largement minoritaires et n’y obtiennent même pas une minorité de blocage. Par contre 66 % des membres de l’assemblée ont été élus sur des listes indépendantes des partis traditionnels, pour beaucoup étroitement liés aux mouvements sociétaux défendant les droits des femmes ou des minorités. Puis le 19 décembre 2021, Gabriel Boric, ancien député et leader étudiant de 35 ans remporte l’élection présidentielle, à la tête d’une vaste alliance allant du Parti communiste au centre gauche, avec 56 % des voix contre le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast.

Le soir de sa victoire, Gabriel Boric a déroulé les éléments-clés de son programme : suppression des retraites à capitalisation individuelle privée, en faveur d’un régime public et autonome, mise en place d’un système de santé universel, protection de l’environnement et défense de « l’agenda féministe », issu du mouvement du même nom. Il s’est inscrit dans le « processus constituant » devant déboucher sur l’écriture d’une nouvelle constitution, en remplacement de celle héritée de la dictature d’Augusto Pinochet.

Tout au long de l’année nécessaire à la rédaction de ce texte, de nombreuses fausses informations, répandues par les partis réactionnaires, ont circulé sur les réseaux sociaux, en particulier en déformant ce qui était débattu. Mais faut-il s’étonner des méthodes employées par la droite et l’extrême droite pour diviser les classes populaires en opposant entre elles ses différentes composantes ? Au final, l’Assemblée constituante a remis au nouveau président, le 4 juillet 2021, le projet de constitution, composé de 388 articles 1 .

Celui-ci a été soumis au vote le 4 septembre 2022. Il a été rejeté par 62 % des suffrages exprimés, avec une participation très élevée au scrutin, 85 %. De plus, une étude de l’Université du développement de Santiago montre que c’est au sein des 20 % de la population disposant des plus faibles revenus que la participation a été la plus forte et que le rejet a été le plus haut, atteignant 75 %.

Puis le 7 mai 2023, les Chiliennes et les Chiliens ont voté pour élire les 50 membres d’un nouveau Conseil constituant. Au final un parti d’extrême droite héritier de Pinochet, le Parti Républicain, a obtenu une majorité relative de 44 % au sein de ce Conseil, lui confiant de fait les clés de l’avenir du Chili. Ce qui est totalement contradictoire avec le fait d’avoir plébiscité en octobre 2000 le principe d’une constitution en rupture précisément avec l’héritage fasciste. Quant au président Gabriel Boric, qui a pris ses fonctions le 11 mars 2022, il a vu la côte de popularité de son gouvernement chuter en flèche. Seuls 38 % se déclarent satisfaits, soit le même taux que le vote pour le « oui » au scrutin du 4 septembre 2022.

Le moins que l’on puisse dire est que le pronostic de Marta Lagos de l’institut de sondages Latinobarometro, qui affirmait en 2019 « une porte s’est ouverte, et elle ne va pas se refermer de sitôt », n’a pas été confirmé.

Alors, comment peut-on expliquer un tel retournement de situation ? Comment comprendre les conséquences politiques de ce mouvement de contestation dont l’aspiration à l’égalité sociale a été si déstabilisatrice des fondements de l’état autoritaire et ultralibéral chilien ? Comment démêler les mécanismes qui semblent favoriser son contraire, c’est-à-dire un renforcement de l’héritage fasciste ?

Une constitution marquée politiquement.

Analysons d’abord le projet de constitution rejeté le 4 septembre 2022. Il serait trop long de décrire ici ses 388 articles. Nous allons nous contenter d’en explorer les aspects les plus novateurs, dont la combinaison a fini par provoquer un rejet massif au sein de la population chilienne.

Ce projet de constitution se proposait de faire du Chili « un État social et démocratique », « laïque », « plurinational, interculturel, régional et écologique ». Il voulait rendre obligatoire la parité femme-homme dans tous les organes collégiaux de l’État. Il décrivait d’une part la nature et d’autre part les nations autochtones comme des détenteurs de droits individuels et collectifs. Ainsi les animaux font l’objet d’une protection spéciale contre les abus. La mer, les fonds marins, les plages, l’eau douce, les glaciers et les zones humides ainsi que l’air, l’atmosphère, les montagnes, le sous-sol et les forêts sont décrits comme des biens communs, appartenant à tous.

Le chapitre IV est consacré à l’exercice de la démocratie sous forme directe, participative, communautaire et représentative. La parité femme-homme dans les organes élus est obligatoire, ainsi que la présence de sièges réservés aux peuples autochtones. Sont traités ensuite les règles régissant les agents de la fonction publique mais aussi les conditions de création d’entreprises publiques ; aussi celles liées à la décentralisation dans le cadre d’un État unitaire composé de régions et de municipalités autonomes. Sont enfin définies les règles qui devaient faire du Chili un régime présidentiel avec un président élu au suffrage universel direct, à la fois chef de l’État et du gouvernement.

Se voulant résolument « progressiste », le texte ne se contente pas de rompre avec le néolibéralisme de la Constitution de Pinochet de 1980. Il entreprend au contraire une refondation constitutionnelle. Il introduit de nombreux droits jusque-là absents de la Constitution de 1980, notamment le droit à la santé physique et mentale, à l’éducation et à la sécurité sociale ainsi que le droit à l’avortement. Sont également renforcés les droits à la liberté d’expression, à l’environnement, au logement et à l’eau. Mais surtout ce projet se focalise sur les droits des groupes marginalisés dans la société, les peuples autochtones, les femmes, les minorités sexuelles et de genre et les handicapés.

Il est à noter que si ce texte est innovant sur le droit des femmes, des minorités sexuelles, des handicapés, des peuples autochtones, ou dans l’attribution de droits à la nature, il en va tout autrement de la question de l’exploitation capitaliste. Certes l’affirmation d’un droit à la sécurité sociale universelle (article 45), par exemple, se veut une avancée majeure pour le peuple chilien. Mais le « droit d’exploiter » les travailleurs n’est nullement mis en cause. Le droit de propriété est fermement réaffirmé dans l’article 78 : « Toute personne, physique ou morale, a droit à la propriété de tous les types de biens ». Il en est de même pour le droit d’entreprendre pour lequel l’article 80 indique que « Toute personne, physique ou morale, a la liberté d’entreprendre et de développer des activités économiques ».

Face à cela, le droit des travailleurs et la liberté syndicale sont traités rapidement en 3 articles (de 46 à 48). Ainsi l’article 46 affirme principalement que « les travailleurs ont droit à une rémunération équitable, juste et suffisante pour assurer leur subsistance et celle de leur famille », et les articles sur la liberté syndicale correspondent simplement aux standards des sociétés occidentales.

Ainsi clairement apparaît une dichotomie dans les préoccupations, avec d’un coté les droits des femmes, des handicapés, des minorités sexuelles et des peuples autochtones qui sont novateurs et transversaux dans ce texte et visent à l’abolition de toute forme de domination et de discrimination, et de l’autre l’exploitation capitaliste et la violence de classe qui ne sont nullement remises en cause, simplement voulue régulées « à l’occidentale ».

Pourtant pour quiconque réfléchit deux minutes, l’exercice de tous ces droits affirmés dans ce texte – droit à la santé, à la culture, à la vie artistique, à l’information, à l’éducation, à la formation, au sport, aux loisirs, au repos, au temps libre, à un logement satisfaisant, à une alimentation saine, à la liberté d’expression… – n’auraient pas pu être garantis par cette constitution aux membres des classes sociales populaires, puisque les inégalités de revenus et en conséquence de condition de vie n’y étaient nullement remises en cause.

De plus la « forme » de ce texte a probablement beaucoup joué. Il est long de 178 pages, compliqué à lire, multipliant les adjectifs successifs, ce qui finit par ôter tout sens aux phrases. Il rentre dans une foultitude de détails qui semblent n’avoir rien à faire dans une constitution. Il utilise un vocabulaire particulier, celui utilisé de façon récurrente par les tenants de l’idéologie postmoderne 2, laissant penser que l’assemblée constituante était surtout représentative de « la classe de l’encadrement » 3 où cette idéologie a le plus pénétré. Il prévoit des interventions multiformes de l’État pour mettre en œuvre ces droits pas toujours facile à comprendre.

Comme nous pouvons le constater de nouveau ici, cette classe sociale se bat pour la modernisation du capitalisme, mais surtout pas pour la remise en cause des inégalités sociales. Sa domination au sein des organisations de gauche, comme dans l’assemblée constituante élue le 16 mai 2021 a enclenché le processus aboutissant au rejet massif du projet de constitution.

Un projet qui se voulait progressiste rejeté par le peuple.

Car rapidement il apparaissait que ce projet de constitution risquait d’être rejeté par une majorité d’électrices et d’électeurs. Et dès l’installation en juillet 2021 de l’assemblée constituante, dès le début du processus de rédaction s’est enclenchée une controverse. Élue dans le cadre d’une forte abstention, l’assemblée a rapidement été vue comme clivante et manifestement étrangère aux préoccupations des classes populaires. Selon Marco Moreno, analyste à l’Université centrale du Chili, « Plus que le texte final lui-même, ce que les gens reprochaient depuis plusieurs semaines était la manière dont ce processus avait avancé ».

En particulier, la composition de l’Assemblée a fait la part belle à une génération qui a été qualifiée de « millénial », celles et ceux qui ont atteint leur majorité en 2000 ou après. Mais bien plus que cette question de génération, c’est la composition sociologique de l’assemblée qui pose problème, quand elle est aussi peu représentative de la population chilienne, avec 138 de ses membres, soit 90 % d’entre eux, qui ont fait des études supérieures. En phase avec le néo-féminisme et les discours décoloniaux, manifestement cette assemblée est restée centrée sur l’entre soi des groupes sociaux qui y étaient représentés et incapable d’être à l’écoute des aspirations de la majorité des classes populaires chiliennes.

Une enquête de l’organisme Feedback Research menée les 6 et 7 septembre 2022 a mis en évidence que la majorité des classes populaires n’adhèrent pas aux thèses néolibérales : 83 % des personnes se disent favorables au projet d’« éducation supérieure gratuite » ; 81 % à celui de « définition de l’eau comme bien inappropriable » ; 61 % à l’idée de « créer un système de pension et de sécurité sociale gratuite » ; 67 % à la « reconnaissance constitutionnelle des peuples originaires ». Mais 55 % des personnes rejettent la « création d’un État plurinational ».

Ce rejet touche, y compris, les peuples autochtones. Ainsi une enquête réalisée par le Centre d’études publiques à Santiago du Chili entre février et juillet 2022 a montré que seuls 12 % des Mapuches – le peuple autochtone le plus important du Chili – approuvaient la transformation du Chili en un État plurinational, quand 48 % d’entre elles et eux voulaient voir le Chili déclaré « État-nation où chacun vit sans distinction de culture, de peuple ou de nations ». Ana Lankes, journaliste au New York Times, a rapporté le 2 septembre 2022 les propos d’un dirigeant mapuche : « Ils nous vendent une voiture sans moteur. À quoi est-ce que cela peut servir d’avoir des sièges [indigènes] réservés dans les institutions si la plupart des Mapuches n’ont pas de quoi manger ? »

Résultat, une opposition au projet de constitution s’est cristallisée, autour de l’affirmation de la « plurinationalité ». D’autres éléments ont pesé, tels la volonté du renforcement de l’intervention de l’État dans l’application de nouveaux droits mal définis, faisant ainsi monter une inquiétude dans la population que l’extrême droite s’est employée à polariser. Il en a été ainsi de passages du projet, par exemple celui assurant un droit à l’éducation sexuelle intégrale. Et ce d’autant plus facilement qu’au Chili, les médias, presque tous privés, se sont focalisés sur quelques mots susceptibles de cristalliser les peurs.

Bref le cumul des insatisfactions et des craintes suscitées par ce texte a entraîné un rejet massif de celui-ci. Le rejet de cette constitution risque d’avoir au Chili des conséquences politiques catastrophiques. Le résultat du référendum paralyse le Président de gauche Gabriel Boric. Ses réformes en matière de retraites, de système de soins étaient liées à un modèle de société qui vient d’être rejeté.

La situation au Chili montre bien les conséquences d’une forme de combat politique que l’on peut caractériser par des luttes féministes ou pour les droits des peuples autochtones vidées de leur dimension sociale. L’abandon du combat de classe, ou le fait de n’en faire qu’un combat parmi d’autres, conduit dans la réalité à faire passer à la trappe le combat pour l’égalité sociale et transforme profondément les relations entre la gauche et les classes sociales populaires.

L’exemple de cette assemblée constituante, en réalité étrangère au monde du travail, est un cas d’école du divorce entre cette gauche et les classes sociales populaires. Un divorce qui toujours favorise le renforcement du fascisme. Et une nouvelle fois cela nous renvoie à la nécessité, si l’on veut une justice sociale, de partir des préoccupations populaires, de la diversité qui peuvent s’y exprimer. Ces préoccupations intègrent évidemment le combat pour les droits des femmes et des minorités, mais les articulant au sein des revendications sociales qui permettent de rassembler les exploités et les opprimés.

Et surtout, il y a la manière de faire. Se laisser enfermer dans une assemblée d’une centaine de personnes, élues ou tirées au sort peu importe, mais encadrées par des « experts » -  qui sont essentiellement des partisans d’un aménagement de l’ordre social capitaliste – c’est à coup sûr se couper de la base de la société. Comme par exemple ces « grands débats » organisés par Macron pour canaliser les révoltes populaires.

L’impasse stratégique dans laquelle s’est enfermée la gauche chilienne n’est pas spécifique à ce pays. Il est possible d’analyser de façon comparable ce qui s’est passé aux USA où la montée des luttes a participé à la victoire de Trump obtenue par l’adhésion à son projet d’un nombre important d’ouvriers de la « Rust Belt » – la « ceinture de rouille », surnom d’une région industrielle du nord-est des États-Unis. Ou encore en France où il semble de plus en plus plausible que le RN soit en mesure d’accéder au pouvoir dans la foulée du mouvement contre la réforme des retraites…

Il est urgent de reconstruire une gauche qui soit enfin réellement l’émanation des classes populaires, qui tire ses propositions des aspirations et des revendications de celles-ci et pour cela qui organise ses débats au plus près de la base, dans les entreprises et les quartiers, en y associant les syndicats et les associations de lutte.

1 https://guiaconstitucional.cl/wp-content/uploads/2022/07/Texto-Definitivo-CPR-2022-Tapas.pdf

2 https://plateformecl.org/ideologie-postmodernisme-de-nouveaux-habits-pour-le-capitalisme

3 Voir le livre « Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste » – Alain Bihr – 1989