Que faire aujourd’hui et maintenant ?

Que faire aujourd’hui et maintenant ?

Ce texte constitue la postface rédigée en novembre 2024 par notre réseau militant « La Plateforme Communiste Libertaire » au livre « Construire un monde non capitaliste » de notre camarade Jean-Luc Dupriez.

Les deux livres « Comprendre le monde capitaliste » et « Construire un monde non capitaliste » se sont situés dans une perspective claire : sortir du capitalisme. Mais ils n’ont pas complètement répondu à une question simple et immédiate : Comment agir concrètement aujourd’hui ? Comment militer au sein de la société française de 2024, marquée par des régressions sociales massives, par les premiers signes inquiétants des déséquilibres écologiques à venir et enfin, par une possible arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ?

Il n’a pas été répondu à ces questions, d’une part, parce que ces livres ont été édités simultanément en langue française et en langue arabe, s’inscrivant dans des réalités sociales et politiques fort différentes. Ces éditions différentes nous ont semblé importantes à la fois parce que le prolétariat dans notre pays est divers et qu’une édition en arabe est une façon de s’adresser à la pluralité de ses composantes. Mais aussi parce qu’une sortie du capitalisme ne peut pas se concevoir dans un seul pays. Et parmi les voisins les plus proches de l’Europe, il y a le monde arabe et que nos destins sont intimement liés au sien.

D’autre part, parce que les réponses à apporter à notre situation politique maintenant, y compris en les limitant à un public francophone, seraient rapidement dépassées : la situation évoluant à grande vitesse, les réalités du monde de demain nécessiteront une autre politique. Dans cette postface, nous visons donc l’immédiateté et nous pouvons décliner les solutions qui conviennent à notre temps et à notre réalité sociale.

La réalité est complexe. Les éléments de solutions que nous pouvons mettre en œuvre seront toujours imparfaits et critiquables. Mais nous n’entendons pas en rester au rôle de commentateurs comme le font trop souvent diverses organisations, qui se limitent à relever les contradictions des actions des autres. Ou à produire communiqué sur communiqué, dans lesquels l’idéologie l’emporte sur la réalité et où le bon phrasé destiné à sa communauté affinitaire est prioritaire sur l’envie de se faire comprendre des classes populaires.

Nous ne situons pas en tant que spectateurs, mais bien en termes d’acteurs du combat pour la transformation sociale. Et nous pensons que les contradictions qui traversent notre combat ne peuvent se dépasser que dans le mouvement concret et réel. Au final, nous savons que seule l’Histoire pourra trancher en écartant les tentatives inadaptées.

Commençons par dénoncer ce faux débat, cette pseudo-alternative entre « réforme » et « révolution ». Comme dans ce présent livre, il nous faut ici casser ces fausses oppositions héritées d’un passé révolu. De même, il nous faut réaffirmer quelques éléments définissant notre positionnement. Nous pensons, en particulier pour aujourd’hui, que la bataille pour les droits démocratiques constitue en elle-même une bataille révolutionnaire !

Si nous défendons avec acharnement le développement de tous les droits démocratiques dans les entreprises, cela ne doit pas nous conduire à une désertion du champ démocratique au sein de notre société, quelles que soient les insuffisances et les perversions de la démocratie représentative. Le combat pour une démocratie sociale et politique est une totalité non séparable.

Nous nous réclamons de la « gauche du travail », formule provocatrice mais ô combien subversive. Qu’est-ce à dire ? Que nous construisons nos positions par et pour les travailleurs et travailleuses. En ce sens, nous n’acceptons pas de séparer le combat pour la justice sociale des luttes pour les droits des femmes ou de l’antiracisme, par exemple. Car une telle séparation conduit à fragmenter les luttes et, de fait, à s’accommoder de l’existant capitaliste et ainsi à se contenter de rustines pour vivre moins mal. Certes, les rustines sont bonnes à prendre, mais elles ne constituent pas notre projet, celui de s’émanciper du capitalisme, de contester l’exploitation et la subordination au travail.

Les classes populaires se sont détournées de la gauche. Elles ne s’estiment plus représentées par la gauche. Elles ne retrouvent pas leurs aspirations dans son programme. La gauche, quand elle ne parle pas du travail et qu’elle ne se donne pas les moyens de construire une perspective émancipatrice du travail capitaliste, ne sert pas à grand-chose pour les classes populaires. Et elles ne se reconnaissent pas plus dans les femmes et les hommes qui incarnent la gauche.

Les rares membres des classes populaires présentés aux élections servent trop souvent de caution et ne constituent pas la charpente des partis. Lucie Castet est sympathique, mais c’est une énarque qui était censée représenter la gauche. Les classes populaires sont au mieux la cerise sur le gâteau.

Quand la gauche a été au pouvoir, elle a, pour l’essentiel, perpétué les inégalités et les injustices. Ce sont ces dérives qui ont conduit le prolétariat à voir la gauche comme ne s’occupant plus que des questions sociétales. Une gauche qui se préoccupe d’abord des diplômés urbains, de celles et ceux qui forment la classe de l’encadrement. Au bout de la logique, une gauche qui se construit sur la même dérive que le Parti démocrate aux États-Unis.

Aujourd’hui, la radicalité n’apparaît plus être de gauche. De façon trompeuse, les conservateurs, les réactionnaires et surtout les fascistes ont réussi à se donner l’image de la radicalité, parce que, entre autres, la gauche n’offre plus de récit universel de transformation sociale. Son projet politique n’apparaît plus comme l’émanation des aspirations des classes sociales populaires.

C’est aussi pour cela que nous appelons toute personne qui souhaite participer à un changement de société à centrer ses réflexions et ses actions autour du combat de classes. Redisons-le, cela ne doit pas conduire à négliger les autres luttes pour l’émancipation humaine. Bien au contraire, puisque les femmes et les personnes racisées sont en première ligne de l’exploitation capitaliste. De même, ce sont les classes populaires qui souffrent en premier lieu de la pollution ou des conséquences du réchauffement climatique.

Au regard de tout ce qui a été développé dans les deux livres, nous réaffirmons la nécessité de marcher sur nos deux jambes, c’est-à-dire, d’une part, de participer aux luttes des travailleuses et des travailleurs, y compris en prenant toutes les responsabilités nécessaires, syndicales et politiques. Et, d’autre part, à mener un combat politique.

Dans le monde réel, ce combat agglomère des finalités multiples, représentatives de la diversité des situations vécues par les prolétaires. Mais il ne peut être négligé, car il est nécessaire pour alimenter le débat collectif, proposer des perspectives politiques et enfin, sanctuariser les avancées sociales et politiques qui peuvent être gagnées. Nous ne concevons pas ces deux aspects de notre combat comme séparés. Pour nous, la lutte sociale reste une lutte politique. Les deux côtés de nos actions ne sont pour nous que des moyens différents au service du même projet d’émancipation humaine.

Le combat politique quand il se mène au sein des luttes des classes

Au sein du combat de classes, nous visons à l’auto-organisation des travailleurs et des travailleuses. Sans auto-organisation, le combat anticapitaliste a de grandes difficultés pour sortir d’un entre-soi militant. Ainsi, cette auto-organisation est la condition indispensable pour faire renaître la participation massive des membres du prolétariat au combat anticapitaliste, bien au-delà des cercles militants.

Concrètement, pour qui veut changer le monde aujourd’hui, il importe de construire des mobilisations et des luttes dans lesquelles on cherche à fédérer plutôt qu’à cliver, non sans s’interdire de montrer une direction révolutionnaire aux combats du quotidien, de les rattacher à un mouvement social et politique global. Mais évidemment, nous ne sommes pas aveugles et nous savons immense le chemin pour y parvenir. Et nous n’entendons pourtant pas nous résigner à cette seule réalité. Chaque petit pas dans la direction voulue sera toujours bon à prendre.

Nous affirmons que cette auto-organisation est inséparable du développement d’une dynamique militante nécessaire pour fertiliser les débats politiques à la base de la société. Ce militantisme sert à animer et à coordonner les luttes à partir de pratiques démocratiques et d’une perspective anticapitaliste. Pour cela, celles et ceux qui veulent changer le cours des choses ont besoin d’organisations pérennes, en particulier au sein des entreprises. Cela pourrait paraître paradoxal, mais les syndicats, même quand ils rechercheraient à contrôler les luttes sociales, sont indispensables pour que puisse s’épanouir de façon large une auto-organisation des classes sociales populaires.

C’est difficile à admettre au regard de la réalité des organisations syndicales aujourd’hui, qui, beaucoup trop, privilégient leurs intérêts de boutiques. Et encore… il faut déjà qu’ils existent dans les entreprises et qu’ils ne se limitent pas au jeu institutionnel autour des représentants du personnel.

Pourtant, quand un ou des syndicats prennent leurs responsabilités au sein d’une entreprise, l’auto-organisation peut devenir une réalité, enclencher une dynamique collective et transformer localement le rapport de force. Comment passer de ces pratiques locales et ponctuelles à une réalité générale et durable ? Il y a d’abord la question de la démocratie. Nous voulons d’abord parler de la prise de parole libre à la base, au sein d’Assemblées de travailleurs et de travailleuses respectueux(ses) de la diversité des expressions. Cette prise de parole est le premier maillon pour faire des salariés en lutte les actrices et les acteurs collectifs des mobilisations.

Cette forme de démocratie, qui avait connu des développements spectaculaires au cours des années 1970, a aujourd’hui reculé énormément. Il appartient aux collectifs militants de se battre pour aller vers une généralisation de cette démocratie au sein des luttes. Car c’est bien en expérimentant la démocratie dans les mobilisations qu’on peut concevoir une autre démocratie sociale et politique.

Nous pouvons constater que sur le sujet, presque tout est à reconstruire. C’est déjà un premier point que nous soumettons au lecteur ou à la lectrice. Parmi les orientations fondamentales à mettre en œuvre aujourd’hui, il y a cette défense d’une véritable démocratie des travailleurs et travailleuses d’abord dans nos syndicats, ensuite dans les relations que les syndicats établissent avec les travailleuses et les travailleurs en lutte. Sans ce combat dans les collectifs de travail, la repolitisation de la base de la société restera une gageure.

Il est aussi un point qui ne peut être négligé. Pour que l’auto-organisation joue son rôle de ciment de l’unité de notre classe sociale – sans lequel notre combat ne peut que rester stérile – il est nécessaire de ne pas nier la diversité des postures politiques de ses membres. Il faut tenir compte du fait que les contradictions au sein du prolétariat ne peuvent se résoudre qu’au sein d’un combat commun. Et donc, il est fondamental de créer les conditions de ce combat commun, c’est-à-dire, en particulier, l’unité des organisations syndicales. Là encore se dégage une orientation nécessaire à notre projet.

Promouvoir une dynamique d’unité de classe. Évidemment, il ne s’agit pas de nier la difficulté, tant les différentes organisations syndicales sont engluées dans des pratiques sectaires. Il faut ensuite comprendre comment les revendications s’incarnent au sein des entreprises. Et comment s’appuyer sur les luttes de masse réellement existantes – encore faut-il qu’il y ait des luttes – pour créer les conditions d’une convergence entre elles.

Mais pour avancer, là encore, notre outil sera la démocratie des travailleurs et travailleuses au sein des entreprises, la popularisation de ses formes organisées, à savoir les Assemblées générales décisionnaires et quand cela a un sens, la mise en place de Comité de grève ou de Comité d’action associant des représentants des syndicats et des membres émanant des AG.

Le combat politique quand il se mène au sein de la démocratie représentative

Mais nous l’avons dit et redit, l’unité des classes populaires ne peut pas se construire sans la fertilisation du débat par l’apport des collectifs militants organisés, sans l’apport de la politique. Et là, les contradictions sont béantes. Face à cette difficulté, le combat contre l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir peut nous servir aujourd’hui de matrice pour notre réflexion. Il démontre que, quelle que soit la stratégie défendue par les différentes organisations politiques, la question électorale ne peut pas être éludée. Les élections ont des conséquences majeures dans nos pays et il est nécessaire de prendre en compte cette dimension.

Nous n’entendons évidemment pas limiter la question démocratique à celle de la démocratie représentative, telle qu’elle est organisée dans le capitalisme. Mais pour nous, la démocratie, qui signifie le « pouvoir du peuple », reste à la base de toute organisation humaine qui se situerait dans une perspective d’émancipation.

La démocratie se construit sur l’existence de pensées distinctes au sein de la société, sur le respect de cette diversité, sur une conception de la délibération politique qui suppose l’existence d’organisations collectives distinctes, ce qu’on appelle généralement des partis politiques.

Mais cette diversité ne saurait se résumer aux syndicats et aux partis. Elle peut s’incarner dans d’autres formes d’organisation non partisanes, ou dans des collectifs militants unitaires qui œuvrent soit pour plus de justice sociale, soit portent en germe des éléments d’une société anticapitaliste. Cette diversité est la base nécessaire au débat démocratique.

Le système électoral est aujourd’hui rejeté par des franges importantes du prolétariat. Mais une majorité de ses membres continue d’y adhérer. Il en est de même des autres classes sociales populaires. Ignorer cette réalité, analyser de façon univoque l’État capitaliste, ce serait se condamner à l’impuissance. Certes, caractériser l’État capitaliste comme un État policier, militaire, essentiellement répressif n’est pas faux. Mais pour autant, ne pas tenir compte des conséquences du suffrage universel et de l’adhésion large à ces mécanismes au sein de pays occidentaux conduit à des impasses.

De plus, dans la spécificité du système électoral français, la politique telle qu’elle y existe réellement sanctionne la « division ». Dans la France réelle du XXIe siècle, il n’existe pas de possibilité de construire une alternative politique à gauche contre les autres organisations politiques de gauche. Dans notre situation aujourd’hui, nous rejetons toute politique qui viserait principalement à assurer la domination d’un parti sur le reste de la gauche.

Ces politiques s’expriment dans des campagnes virulentes contre les autres forces de gauche et promeuvent un seul parti comme « la » solution aux maux de notre siècle. Ce sont ces politiques qui mécaniquement conduiraient à la victoire du Rassemblement national. Mais nous n’attendons, comme la majorité du prolétariat, d’aucun parti qu’il règle tous nos problèmes.

En revanche, nous soutiendrons toute dynamique qui crée les conditions d’un mouvement de classe pluraliste, démocratique et porteur d’une contestation de l’ordre capitaliste. C’est ce que nous avons vu, de façon éphémère, au sein de la séquence de juin 2024, après la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République, quand s’est menée une campagne expresse pour les élections législatives.

À gauche, il n’y a aujourd’hui pas d’autre perspective de masse que le Nouveau Front Populaire (NFP). Mais comment agir au sein d’une telle coalition électorale ? Est-il possible de créer un véritable mouvement populaire lié au NFP, imposant le respect de l’Unité et la prise en compte des revendications du prolétariat ?

Car le principal problème du NFP, c’est sa déconnexion du monde du travail, tant dans ses différentes composantes que dans sa globalité. La politique du NFP ne se construit pas à partir des réalités vécues dans le monde du travail. Les partis de gauche qui composent le NFP ne sont pas construits pour promouvoir l’action directe des travailleuses et des travailleurs.

On ne peut pas faire l’économie d’une critique de la politique telle qu’elle est menée aujourd’hui tant au sein du NFP que dans les autres composantes de gauche. Mais nous rejetons aussi l’idée d’un combat contre les organisations qui composent le NFP. Nous rejetons toute dynamique sectaire qui se traduirait par l’affirmation que nous serions les seuls à avoir la vérité et que tous les autres seraient des traîtres, des « valets du capital », ou encore des incompétents… Les logiques de rejets peuvent varier à l’infini.

Notre critique du NFP doit d’abord être menée en acte. Puisque notre critique majeure du NFP est sa déconnexion avec les réalités vécues dans le monde du travail, c’est à partir de celle-ci que nous devons construire notre critique. Évidemment, il ne saurait suffire de s’investir à fond dans le mouvement social. Nous l’avons dit, il nous faut marcher sur nos deux jambes.

Dans le champ politique, nous appelons toutes celles et tous ceux qui veulent politiquement peser pour faire évoluer le NFP à investir les organisations politiques et y défendre des orientations pour qu’elles deviennent des outils au service de l’émancipation du monde du travail et des classes sociales dominées, et à s’organiser en réseaux pour le socialisme, l’autogestion et l’écologie.

Mais cette logique sera insuffisante. Il nous semble nécessaire de construire, dans la diversité et d’abord localement, un rassemblement de celles et de ceux qui défendent les mêmes perspectives au service de l’émancipation humaine. Nous le voyons aujourd’hui, les tentatives multiformes, qui émergent ici ou là, sont largement insuffisantes. Une telle perspective, nous la faisons nôtre. Mais nous n’avons pas à ce jour de recette toute faite qui fonctionnerait.

Nous avons toutefois quelques certitudes. En premier lieu, il y a la question de la démocratie. Rien de dynamique et de pluraliste ne fonctionnera sans cela. Mais comment faire vivre aujourd’hui une véritable démocratie, en s’écartant, tant des manipulations politiques que de l’accaparement du débat par les franges « intellectuelles » qui aujourd’hui monopolisent la politique dans les partis de gauche et en excluent de fait les classes sociales populaires ?

Pour dépasser ces écueils, il nous semble nécessaire que ces rassemblements ne se séparent pas des dynamiques de classe qui se créent dans et autour des luttes sociales… quand il y en a ! Ce qui renvoie une fois de plus à la nécessité de construire ces luttes. Appels locaux pour soutenir des luttes, appels à des rassemblements unitaires des forces politiques qui s’inscrivent dans une perspective socialiste ou même dans un combat contre l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir…

Tout ce qui permettra de construire localement une dynamique unitaire autour et parmi les partis du NFP doit être tenté. Là encore, seul le mouvement réel permettra de décider de ce qui marche. Nous n’avons pas d’autres choix que d’avancer en construisant. L’état global de la gauche impose une refondation qui devrait venir, selon nous, des luttes des classes populaires et de leurs animatrices et animateurs.

Une perspective revendicative unificatrice

Le combat social, de façon récurrente, s’organise autour de revendications concernant les salaires, l’emploi et les conditions de travail. Ces revendications se déclinent de manières diverses au sein de chaque entreprise et de chaque secteur professionnel. Cela aboutit à la situation où il est difficile de dégager des mots d’ordre communs susceptibles de fédérer le prolétariat.

Les seuls combats communs qui demeurent sont les résistances face aux régressions sociales qu’impose le Capital, tel le mouvement contre la « réforme » des retraites de 2023. Mais ces résistances ne construisent pas naturellement d’imaginaire collectif ou de perspective collective d’un « autre monde ». Nous avons là, objectivement, une difficulté majeure pour le combat socialiste. Dans la morosité ambiante qui aujourd’hui brouille toute perspective de transformation sociale, il nous faut donc trouver un chemin pour enclencher une dynamique.

Il nous semble qu’un débat doit être lancé sur cette question. C’est ce à quoi nous voulons participer ici, y compris en proposant des perspectives qui pourraient ne pas faire consensus. Mais le premier enjeu est de véritablement initier ce débat. Pour cela, nous cherchons à questionner l’Histoire des revendications sociales.

Rappelons à cette fin comment l’adoption en 1904 de la revendication de la journée de huit heures, lors d’un congrès de la toute jeune CGT, a pu servir de charpente à sa construction. Le mot d’ordre était «après 8 heures, on arrête de travailler» ! Une telle revendication répondait aux besoins et, en même temps, donnait une perspective de transformation sociale et d’action directe.

Il ne s’agit pas de dire qu’une simple transposition de la réalité du début du XXe siècle à notre temps pourrait produire des effets similaires. La construction de la CGT s’est faite en concurrence avec celle des partis socialistes, alors qu’aujourd’hui, nous avons besoin d’une complémentarité, ou plutôt d’une convergence des projets portés par celles et ceux qui militent pour un mouvement organisé des travailleurs et des travailleuses.

Il y a aujourd’hui une réalité qui traverse la totalité de notre classe. Depuis la fin des années 1970, le Capital est à l’offensive et sa stratégie a un nom : l’internationalisation des marchés et de l’organisation du travail. Autrement dit, la concurrence de tous et de toutes contre tous et toutes à l’échelle mondiale.

Les conséquences se sont révélées désastreuses pour les travailleuses et les travailleurs. À coup de liquidation d’industries entières, en réalité à coup de délocalisation de secteurs économiques entiers, le Capital a atteint son objectif : Il a pu contrecarrer et mettre au pilori les organisations syndicales et politiques de gauche qui avaient à l’ordre du jour la construction du socialisme. Il a ainsi accaparé toujours plus de richesses au détriment de la grande majorité de la population.

Le chômage massif et la précarisation du travail ont été les principaux vecteurs de la victoire provisoire du Capital sur le Travail, qui est notre réalité aujourd’hui. C’est donc aussi sur cette question que nous pourrons commencer à inverser le rapport des forces. C’est donc sur la question du travail que doit porter notre perspective.

Les combats contre les licenciements ont été structurants depuis la liquidation de la sidérurgie lorraine dans les années 1970. Mais à chaque fois, il s’est agi de combats défensifs débouchant trop souvent sur une perspective de moins mauvaises conditions de rupture des contrats de travail. Il a manqué et il manque toujours une revendication unificatrice pouvant permettre à la fois les convergences entre les batailles syndicales, mais aussi un relais au sein de la sphère politique.

Un chemin commun est nécessaire pour être à l’offensive face aux plans massifs de licenciement, mais aussi face à toutes les entreprises de sous-traitance impactées et à toute la myriade de TPE et PME qui sont supprimées chaque année. Il est aussi nécessaire de faire le lien avec les suppressions de postes dans les services publics. Il s’agit, à tous ces niveaux, de la mère des batailles sociales, sans laquelle il restera impossible de renverser le rapport des forces. Il s’agit aussi d’une bataille se situant au carrefour du combat de classes et du combat politique, au cœur d’un processus pouvant redéfinir des perspectives socialistes.

Nous avons besoin à la fois de revendications concrètes pouvant être portées dans les entreprises où les travailleuses et les travailleurs sont menacés, et de perspectives politiques permettant de structurer le combat politique. Mais à l’évidence, ces deux aspects se nourriront l’un l’autre.

Au niveau politique, il faut d’abord affirmer l’illégitimité de jeter un travailleur ou une travailleuse au chômage pour des questions économiques. Cette reconnaissance de l’illégitimité du patron à licencier, car il est le seul responsable de la situation économique, doit avoir des conséquences concrètes.

Faut-il se battre pour la réinstauration d’une autorisation administrative préalable au licenciement ? Faut-il obtenir de nouveaux droits pour les travailleuses et les travailleurs privés d’emploi ? Faut-il obtenir de nouveaux droits syndicaux pour pouvoir bloquer les licenciements ou les suppressions de postes, y compris dans la fonction publique ? Faut-il exiger que toute entreprise, qui met en œuvre des licenciements économiques, puisse être socialisée « de droit », soit reprise en autogestion par ses travailleurs dans des SCOP, soit nationalisée sous contrôle des travailleurs et travailleuses, sans indemnisations des actionnaires ? Ou tout cela à la fois ?

Ces batailles, même avant d’aboutir, auraient des conséquences concrètes sur la capacité du prolétariat à résister aux licenciements et à trouver des solutions concrètes à ce qu’elles et ils vivent, y compris dans les TPE et PME. Éventuellement, la perspective de socialisation de l’entreprise pourra nourrir des luttes. Et en retour, elles donneront du contenu au combat politique.

Il ne s’agit évidemment pas de laisser tomber la question des salaires ou celle des conditions de travail. Mais en alliant ces combats sur les revenus du travail, avec des mots d’ordre et des formes de lutte contre les licenciements et les suppressions de poste, communs à toute notre classe, nous pourrions à la fois conjuguer des dynamiques locales et des mobilisations globales.

Au surplus, cette logique serait porteuse de questionnements sur le partage des fruits du travail collectif, sur le pouvoir de décision sur les lieux de travail et, au final, sur ce que l’on produit et comment on le produit. Les analyses militantes sur la propriété des moyens de production et l’organisation démocratique de la société semblent aujourd’hui n’être que des propos « radicaux ». Mais elles pourraient apparaître demain pour ce qu’elles sont : des solutions pratiques et efficaces, les seules à même d’améliorer le sort des classes populaires et d’assurer la survie de l’humanité face aux enjeux écologiques.