Idéologie : Postmodernisme, de nouveaux habits pour le capitalisme ?

Idéologie : Postmodernisme, de nouveaux habits pour le capitalisme ?

Le courant « philosophico-politique » désigné sous le nom de postmodernisme trouve ses racines dans le post-structuralisme des années 1960 en France. Il a ensuite alimenté les réflexions d’intellectuels états-uniens sous l’appellation de « French Theory ». Il revient maintenant en France sous la forme politique et militante d’un ensemble de luttes contre les discriminations de minorités diverses et hétérogènes, ayant en commun la négation de la centralité de la lutte des classes. Les orientations de ce postmodernisme participent de fait à la fragmentation de la classe ouvrière et à l’affaiblissement des luttes de classes.

Le postmodernisme a d’abord désigné un mouvement artistique, avant que le philosophe Jean-François Lyotard ne décide de l’appliquer à ses travaux (alors même que la philosophie moderne n’existe pas en tant que courant). Seul le postmodernisme philosophique et sa déclinaison politique nous intéressent ici.

De la légitime critique du colonialisme occidental …

Avant de parler de postmodernisme, il faut déjà dire quelques mots de l’idée universaliste que cette philosophie combat. L’expansion de cette idée est intimement liée à la Révolution française où, pour la première fois, la notion de république était liée à celle de droits fondamentaux inhérents à toute personne humaine. Plus récemment, la construction d’une « communauté internationale », aussi imparfaite soit-elle, s’est concrétisée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948 par l’Organisation des Nations unies et cette dernière est fortement inspirée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Toutefois l’universalisme à la française, souvent baptisé universalisme républicain, a toujours eu une spécificité très marquée. Il se caractérisait par l’attribution de droits à des personnes, en dehors de toute appartenance à un groupe. Ainsi, au moment du débat sur l’émancipation des Juifs en 1791, le député Stanislas de Clermont-Tonnerre a dit : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens ».

La politique coloniale française, et la construction de l’empire français qui a occupé de 1919 à 1939 un dixième de la surface de la terre, ont cherché à se justifier en se revendiquant de l’universalisme républicain. L’État français a pratiqué une politique d’annexion pure et simple des territoires conquis. Toutes les populations indigènes devaient, théoriquement, s’assimiler à la culture et à la langue françaises et adopter les valeurs de la République. Encore en théorie, les indigènes étaient censés pouvoir avoir accès aux mêmes droits et opportunités que les citoyens de métropole.

Cela n’a jamais été qu’un slogan. Prenons l’exemple de l’Algérie française. Si la loi de 1905 prévoit la pleine application des principes de la laïcité, par le biais de décrets dérogatoires pris par le gouvernorat d’Algérie, un régime d’exception est mis en œuvre avec un code de l’indigénat qui maintient le statut personnel musulman ou israélite. L’énonciation de principes républicains laïques et leur application dérogatoire sur un territoire donné sont révélateurs de cette contradiction fondamentale de l’État colonial français.

C’est ce qui a conduit Aimé Césaire a écrire dans une lettre à Maurice Thorez du 24 octobre 1956 : « c’est ici une véritable révolution copernicienne qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe, et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habitude de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester ce droit à l’initiative dont je parlais tout à l’heure et qui est, en définitive, le droit à la personnalité ».

Ainsi, dans les années 1960, un ensemble de discours et de travaux va critiquer ce décalage entre l’universalisme républicain de façade et la politique colonialiste de l’État français. Ces thèses, et celles de nombreux autres auteurs et autrices françaises ont connu plus tard un succès important aux USA où elles ont été classées ensemble sous le nom de « French Theory », un ensemble de théories traversé par de fortes divergences théoriques, mais où la notion de déconstruction tient une place centrale.

… à la négation de l’universalisme.

Jacques Derrida se proposait de déconstruire ce qu’il appelle le « logocentrisme », c’est-à-dire le primat de la raison sur tout ce qui est « irrationnel », la raison s’arrogeant d’habitude le droit de définir ce qu’est l’« irrationalité » et de la rejeter. Ce logocentrisme se double, toujours selon Derrida, d’un «ethnocentrisme » (primat non seulement de la raison, mais aussi de la raison « occidentale »). Il devient par la suite « phallogocentrisme » : le primat de la raison est aussi le primat du masculin.

Michel Foucault est connu pour ses critiques des institutions sociales, principalement la psychiatrie, la médecine, le système carcéral, et pour ses idées et développements sur l’histoire de la sexualité, ses théories générales sur le pouvoir et les relations complexes entre pouvoir et connaissance. Il a souligné l’importance des relations de pouvoir dans la formation du discours d’une époque. Il en déduit que les «vérités » et les opinions universellement admises sont forgées dans le cadre de ces rapports de pouvoir.

Quant à l’œuvre de Gilles Deleuze, elle est centrée sur le concept de « différence » et « répétition », c’est-à-dire sur le rapport du même à la ressemblance. Les concepts de multiplicité, d’événement et de virtualité remplacent respectivement ceux de substance, d’essence et de possibilité. Avec Félix Guattari, il développe un cycle intitulé « Capitalisme et schizophrénie » et mène une critique conjointe de la psychanalyse et du capitalisme contemporain.

Les écrits de ces trois auteurs ont été complétées par Jean-François Lyotard qui s’est intéressé au rôle de la narration dans la culture humaine. Pour Lyotard, la science est un amoncellement de discours plutôt qu’un moyen de connaître rationnellement et de contrôler le monde. Il a dénoncé les «métarécit», construits par les philosophes des Lumières comme Turgot, Condorcet, puis par Hegel et Marx, qui tentent de mettre en cohérence l’ensemble de l’histoire en un compte rendu unifié du développement humain. Son ouvrage « La condition postmoderne, rapport sur le savoir », paru en 1979, va inaugurer cette expression.

Derrida, Foucault, Deleuze, dans le contexte des années 1960 marquées par une hégémonie politique sur la gauche d’un PCF assumant son stalinisme, et par sa main mise sur la classe ouvrière, ont cherché à bousculer un ordre social et moral conservateur et à rendre visible des luttes invisibilisées.

Élisabeth Roudinesco affirme dans son livre « Soi-même comme un roi – Essai sur les dérives identitaires » que les pensées issues des œuvres de Sartre, Beauvoir, Lacan, Césaire, Said, Fanon, Foucault, Deleuze ou Derrida ont été réinterprétés jusqu’à l’outrance par celles et ceux qui, aux USA, les ont classés ensemble dans une « French theory ». On ne saurait donc confondre ces auteurs avec le postmodernisme qui s’est épanoui outre-Atlantique, encore moins avec les militants et militantes qui s’inspirent aujourd’hui de cette philosophie, y compris en France.

Mais les universitaires cités ci-dessus, qui s’opposaient sur de nombreux points, ont participé à l’émergence de cette atmosphère intellectuelle dans laquelle la philosophie postmoderniste pouvait s’épanouir. S’ils et elles ne sauraient être tenus pour responsables de ce que les postmodernistes leur ont fait dire plus tard, ils et elles ont été au point de départ de ce cheminement intellectuel qui a des conséquences concrètes, comme nous allons le voir, pour le combat anticapitaliste aujourd’hui.

Le postmodernisme s’est construit, en particulier aux USA, en soutenant que la prétention à la vérité des philosophies modernes n’étaient pas légitimées par des bases logiques ou empiriques, mais plutôt fondés sur des récits de la connaissance et du monde issus principalement de la culture occidentale. Ainsi le savoir ne serait jamais global. La vérité ne se trouverait pas dans une représentation pertinente du réel, mais elle appartiendrait à des pratiques et des positions sociales, et le langage ne serait que ce qui sert nos intérêts à une période déterminée. Il ne pourrait pas exister d’universalisme, mais un ensemble de communautés différentes fonctionnant selon des normes propres. Dans une telle conception, le vécu de chacune et de chacun efface la possibilité d’une vérité pour toutes et tous. Le postmodernisme se veut d’abord une pensée du discontinu et de la différence.

Le postmodernisme marque ainsi la « fin des grands récits », pour citer Lyotard, en l’occurrence des grands récits d’émancipation et de révolution. Il s’est ensuite enraciné rapidement dans les milieux universitaires.

Le postmodernisme soumis à la critique lui-aussi.

Le postmodernisme a ainsi ré-analysé l’Histoire en assimilant l’universalisme avec le colonialisme, donc avec l’impérialisme et la barbarie. C’est dans la même logique que le postmodernisme a dénoncé une collusion des sciences avec le capitalisme, et fondé sa critique des sciences, de l’esprit et de la méthode scientifiques, en affirmant qu’elles sont à l’origine du capitalisme et de ses dégâts.

Car au cœur du postmodernisme est l’affirmation que la réalité n’est accessible que par le narratif, c’est-à-dire par le discours qui, seul, ferait la réalité. Par la langue et le vocabulaire, cette construction de la réalité ne serait qu’une affaire d’interprétation, et l’imaginaire seul lui donnerait forme. Il y a, là, une négation flagrante de la vérité des faits. L’imposture consiste à inverser le processus et à s’ingénier à déconstruire le discours afin de redéfinir artificiellement tous les champs de la réalité. Il détourne puis retourne le langage à son profit.

Noam Chomsky a dénoncé, dans un entretien publié en 1995, le postmodernisme en des termes peu flatteurs affirmant que cette « « théorie » n’est qu’une redite ampoulée et extrêmement complexe de ce que d’autres ont dit de façon très simple, et sans prétendre exposer des choses très profondes ». Cette propension à s’appuyer sur un discours incompréhensible de la théorie postmoderne a ainsi été parfaitement illustré par l’affaire Sokal. Le physicien Alan Sokal a réussi à publier un article volontairement alambiqué et surtout généreusement assaisonné de non-sens et dans une revue postmoderne en 1996 … afin de dénoncer le recours fréquents à des arguments d’autorité par le courant postmoderne.

On pourrait émettre la même critique concernant le concept d’intersectionnalité.. Ce mot «intersectionnalité » recouvre l’affirmation que certaines personnes, par exemple une ouvrière noire, cumulent simultanément plusieurs formes d’oppression qui s’articulent et se renforcent mutuellement … ce qui est incontestable.

Mais une fois cette réalité exprimée, le mot est devenu en quelque sorte magique et permet une sorte d’identification politique, qui reste cryptée pour ceux et celles qui n’ont pas été initiées. Et derrière un vocabulaire incompréhensible pour le commun des mortels, se met en place un système d’affirmation péremptoires organisée de façon à ce que toute critique soit taxée de discours de dominant, ou de complice de dominant. Malheureusement il ne s’agit pas d’un débat d’universitaires abscons. Ces débats ont débordé en parasitant de nombreux débats politiques et en pesant sur les formes d’organisation du mouvement social.

Certaines militantes et militants se revendiquant de l’intersectionnalité vont ainsi affirmer que les hommes ouvriers blancs sont des privilégiés. Cette logique, qui se traduit par la création de formes de hiérarchisation entre les différentes oppressions, rend plus difficile la solidarité de classe au profit d’une solidarité communautaire y compris avec le patron quand il est « issu de l’immigration ». De même certaines féministes vont théoriser la notion de « classe de genre », en réduisant collectivement les hommes à un statut d’oppresseur et d’exploiteur de femmes et en affirmant un projet de solidarité de toutes les femmes indépendamment des fractures entre classes sociales qui peuvent diviser ces dernières.

Il est évidemment positif que des mouvements antiracistes et féministes veuillent permettre l’expression du « ressenti », de la subjectivité de celles et ceux qui subissent des discriminations, ne serait-ce que pour favoriser l’expression de leurs aspirations et de leurs revendications propres. Mais ce que nous dénonçons ici va bien au-delà. Les motifs de la révolte collective cèdent alors la place à la défense de la victime. La question de la centralité de la lutte des classes au sein des sociétés capitalistes est niée. Le mot d’intersectionnalité, devenu magique, contribue à pousser chaque groupe subissant une discrimination spécifique à s’enfermer dans son combat particulier et à s’organiser contre d’autres fractions des classes sociales dominées. Au final le combat contre le capitalisme se rétréci et les classes sociales dominantes utilisent ces discordes à leurs profits.

Retour sur le libéralisme, l’idéologie capitaliste.

Quant au libéralisme, il prétend d’abord ne pas être une idéologie, mais être fondé sur une connaissance scientifique de l’humanité. Ainsi dans son livre fondateur « la richesse des nations », Adam Smith a prétendu décrire l’ordre naturel du libre marché. L’origine de l’économie se serait ancrée dans l’inclinaison naturelle de l’homme à pratiquer le troc et le commerce. Cette doctrine fondée sur « l’intérêt personnel » serait l’équivalent pour l’économie de la loi de la gravitation et le seul chemin pour parvenir à un équilibre optimum des sociétés humaines.

Une telle hypothèse pouvait, peut-être, sembler réaliste à l’époque d’Adam Smith. Mais aujourd’hui nous savons que la logique marchande n’explique qu’une petite partie des relations humaines. Depuis longtemps de nombreux anthropologues ont eux décrit des systèmes solidaires qui fonctionnent au sein des sociétés premières, basés sur des réciprocités dans les échanges, sans rapport avec la logique marchande.

Et même ici, au sein des sociétés capitalistes occidentales, un grand nombre d’activités humaines échappent aux lois du marché, dans les associations, dans les cités, au sein de la sociabilité proche de chaque personne. Elles apportent souvent une plus grande satisfaction à celles et ceux qui y participent que les rapports mercantiles valorisés par le libéralisme. Enfin il n’est pas difficile de démontrer que le prétendu équilibre optimum affirmé par le libéralisme, n’est ni un équilibre – la survenue régulière de crises le démontre – ni optimum, ni même simplement acceptable pour la grande majorité de l’humanité. Le fait que le libéralisme est fondé sur des hypothèses qui ne sont que des postulats infondés n’est pas étranger à cette situation. En construisant son action sur un mensonge perpétuellement réaffirmé, le libéralisme ne fait que masquer sa seule véritable logique : servir les intérêts des plus riches.

Nous allons maintenant faire un court détour en appelant à la rescousse, feu notre camarade Daniel Guérin ou plutôt son livre La Lutte de classes sous la Première République. Il y met en lumière l’embryon d’une révolution prolétarienne menée par les sans-culottes pour une République réellement égalitaire. Rapidement des tensions apparaissent avec les chefs jacobins de la révolution bourgeoise, qui utilisèrent les sans-culottes pour mettre à bas la monarchie, avant de les réprimer pour tuer les aspirations à une société fondée sur une égalité économique. Car les alliances de classes se font toujours principalement autour des intérêts de l’une d’entre elles. Les travailleuses et les travailleurs ne doivent jamais l’oublier dans leur combat contre l’oppression de classe.

Quant aux capitalistes, si leur idéologie « naturelle » est le libéralisme, l’histoire a montré qu’ils peuvent se replier sur le fascisme quand la classe ouvrière en lutte lui dispute le pouvoir. Là encore Daniel Guérin, dans Fascisme et grand capital, a décortiqué l’action anti-ouvrière du fascisme, sa politique économique qui bénéficie avant tout au capital économique et financier et au final son rôle de bouée de sauvetage du capitalisme.

Mais au-delà de sa justification pseudo-scientifique le libéralisme est lui-aussi, comme le « socialisme », un enfant « des philosophies des lumières » et partage à ce titre un héritage commun, héritier de la rupture avant « l’ancien régime ».

Ainsi, quand le libéralisme affirme idéalement défendre des droits fondamentaux pour tous les hommes et les femmes, un droit à la vie privée et une garantie de non-ingérence de l’état à ce niveau, il rencontre une large adhésion. De même la volonté, de mettre en place une séparation de la société civile et des institutions politiques, un pouvoir d’état résultant d’élections « libres » et une égalité juridique entre toutes et tous, rend l’idée libéral attractive. Nous noterons simplement que cette égalité politique est largement illusoire pour celles et ceux qui subissent la misère et la précarité. Mais cette image démocratique fascine souvent les peuples luttant pour en finir avec une dictature. Pourtant l’histoire a montré que les capitalistes, s’ils estiment leurs intérêts menacés, n’hésiteront jamais à jeter par dessus bord ces libertés en s’accoquinant avec des partis fascistes.

Dans la réalité le libéralisme est surtout fondé sur une conception individualiste de la personne humaine, coupée de son environnement social, et sur la liberté des activités productrices et commerciales. Ce qui se traduit par une sacralisation de la propriété privée, même quand elle piétine le droit des personnes. Car le libéralisme est la négation de l’égalité sociale au profit d’une illusoire égalité des chances. Et c’est sur ce point que se situe la divergence majeure entre socialisme et libéralisme.

Le postmodernisme, né d’une nouvelle phase du capitalisme ? 

Et le postmodernisme dans tout cela ? La définition qu’il se donne de lui-même tourne autour de la contestation du primat de la raison sur la vie sociale et politique au profit de normes propres à chaque communauté. Il se définit donc lui-même comme une rupture avec l’héritage des mouvements révolutionnaires amorcés avec la révolution de 1789. Il ne propose aucun changement réel de société, ni aucun projet de société alternatif. Mais il critique tout. Sa critique est un travail de sape méthodique, systématique, péremptoire.

Pour certains auteurs, face à un marché qui accapare tous les aspects de la vie sociale, le postmodernisme est apparu avec l’émergence de cette nouvelle phase du capitalisme, une radicalisation de celui-ci. Car le capitalisme d’aujourd’hui s’organise de plus en plus autour d’une vaste entreprise de communication, de propagande, de parasitage, de division, et crée un bond sans précédent dans l’aliénation de la vie quotidienne pour toujours plus d’exploitation.

Le postmodernisme pousse pourtant la parodie jusqu’à intégrer la lutte contre le la domination de classe comme une de ses composantes à part entière. Mais de quelle remise en cause des fondements du capitalisme est-il le vecteur ? On cherchera vainement quelque contestation, même partielle, de la propriété privée des moyens de production dans les écrits postmodernistes. Prétendre s’attaquer à l’oppression de classe sans en remettre les fondements est une imposture. Par contre la fracturation du prolétariat entre hommes et femmes, ou en fonction de l’origine ou de la culture est une conséquence mécanique de ses thèses. Ce qui constitue évidemment un obstacle à un combat réel contre le capitalisme.

Pour notre part, nous considérons que ce n’est pas parce que le colonialisme s’est drapé des habits de l’universalisme, ce que dénonce à juste titre le postmodernisme, qu’il faudrait abandonner l’universalisme. Rappelons que c’est ce dernier qui légitime l’aspiration à l’égalité. Et cette aspiration est à l’évidence le moteur des luttes contre les discriminations. Ainsi combattre la notion de l’universalisme comme le font certains mouvements sociaux conduit à des impasses : Il en est ainsi des prétentions à lutter contre le sexisme en rejetant explicitement tous les hommes dans le camp des oppresseurs ; ou à lutter contre les discriminations racistes en rejetant tous les blancs dans le camp des privilégiés, etc.

Présents essentiellement dans les mobilisations sociétales et dans certains syndicats professionnels très spécifiques, force est de constater que ces militantes et ces militants font surtout partie de ce que le sociologue Alain Bihr appelle « la classe de l’encadrement capitaliste », rassemblant des professions intellectuelles et diplômées, ayant des intérêts et un projet politique propres, parfois sans en être conscients.

En réalité elles et ils s’opposent, non au capitalisme, mais à la société du capitalisme dans son ensemble et dans tous ses aspects, en s’appuyant paradoxalement sur les aspirations à l’émancipation apparues dans le sillage des philosophies rationalistes. Cela affaibli-t-il pour autant le capitalisme ? Il suffit de regarder les USA, où se sont épanouies des pratiques politiques liées à cette idéologie. La défaite de Trump en 2020 ne signifie évidemment pas l’affaiblissement de la réaction sexiste et raciste qui fracture les classes sociales populaires.

Peut-être faut-il ajouter que la négation des faits, de la réalité rationnelle, affirmée par le postmodernisme, est cohérente avec la « réalité alternative » de Trump et que cela a pu servir de marche-pied à son émergence ?

Comment expliquer l’attractivité du trumpisme vis-à-vis du prolétariat blanc états-unien, ou en France le vote ouvrier en faveur du RN, si ce n’est par le dépérissement d’une solidarité de classe au profit d’une solidarité « de race » ? La radicalisation et le développement des courants suprémacistes blancs ne semblent pas sans lien avec la montée du discours postmoderne. Car pour Élisabeth Roudinesco citée plus haut, il existe un point commun entre postmodernisme et suprémacisme blanc : l’essentialisation de la différence.

Enfin il faut nous faut constater que l’emprise du postmodernisme sur la gauche états-unienne ne s’est pas traduite par un développement de mouvements unifiant les luttes sociales et susceptibles ainsi de remettre en cause le capitalisme.

Fondamentalement, le postmodernisme n’affaiblit pas l’esprit capitaliste. Au contraire, il est compatible avec l’individualisme fondant le libéralisme. Celui-ci demeure, se perfectionne, intègre des thèmes qui, au départ, lui sont étrangers, voire hostiles. L’intégration par certaines franges capitalistes du refus de discrimination contre les femmes, ou en fonction de la culture, de l’origine ou de l’orientation sexuelle participe au renforcement du capitalisme. Ainsi, en parallèle avec le « green-washing », ce recyclage capitaliste des idées écologistes, nous assistons à ce qu’on pourrait appeler du « pink-washing » ou du «black-washing ».

Nous constatons donc que les pratiques politiques qui s’inspirent du postmodernisme, d’une part créent des obstacles à la révolution sociale et d’autre part, même si cette idéologie n’est pas le premier choix des capitalistes, qu’elles peuvent constituer dans ces temps de crise une bouée de sauvetage pour le maintien des intérêts fondamentaux des capitalistes.

Réinventer l’universalisme pour combattre le capitalisme.

L’amplification de la parole de femmes et de personnes discriminées en fonction de leur culture, de leur origine ou de leur orientation sexuelle est un fait politique important de cette dernière décennie et pourrait être au cœur d’une nouvelle aspiration à renverser l’ordre politique inégalitaire. La mise en avant de la nécessité d’être à l’écoute de la parole de tous ceux et de toutes celles qui sont broyées par la société inégalitaire a incontestablement renforcé cette prise de parole. Cette mobilisation a été percutée par les théories postmodernes intégrées par certains courants militants, qui contribuent malheureusement à masquer la réalité de l’oppression de classe par un statut de victime. Dans un tel carcan cette prise de parole peut difficilement être le moteur d’une prise de conscience plus globale.

Car pour cela il serait nécessaire d’insérer cette parole dans une réelle volonté de convergence de toutes ces luttes disparates, sans quoi, comme aujourd’hui, le capitalisme peut paradoxalement en sortir renforcé. Une telle convergence ne naîtra pas des discours incantatoires ou d’appels à la déconstruction des postmodernistes. Elle nécessite la prise de conscience que tous les prolétaires, quelque soit leur sexe, leur origine, leur culture, leur orientation sexuelle, ont de intérêts communs. Et que ces intérêts communs les opposent aux classes sociales dominantes.

Aujourd’hui il ne s’agit pas de reproduire sans changement les idées et pratiques politiques «socialistes» élaborées au 19ème siècle. Le capitalisme se réorganise en profondeur et en permanence. Le combat anticapitaliste doit lui aussi évoluer. Nous avons donc besoin, en ce début de troisième millénaire, de l’appui d’un universalisme renouvelé et d’abord dégagé de son utilisation au service des dominants.

Ce renouvellement se construira aussi en rupture avec l’universalisme républicain, conception abstraite de la citoyenneté qui consiste à dire que la meilleure façon de ne pas discriminer un citoyen c’est de faire abstraction de son origine, sa culture, ses opinions politiques, son orientation sexuelle, son genre. Ce qui revient à faire comme s’il était possible d’obtenir, à travers le citoyen, une sorte d’électron libre échappant à toute détermination culturelle. Une illusion libérale s’il en est.

En réalité les droits humains ne peuvent pas s’affranchir des contextes historiques, économiques, sociaux et culturels : l’universalisme n’est qu’une forme vide et trompeuse quand il prétend s’en abstraire. La diversité des modèles culturels, qu’il s’agisse de famille, de propriété, de vie communautaire, … est non seulement légitime mais surtout est indispensable à l’effectivité de l’universalisme, c’est-à-dire pour permettre que chaque membre de l’espèce Homo sapiens bénéficie des mêmes droits humains fondamentaux.

Cela signifie aussi que chaque société doit se questionner pour permettre l’effectivité des droits de chaque personne, femmes et hommes. Or il ne peut exister de droits universels dans des sociétés traversées par des inégalités économiques majeures, comme le sont la plupart – pour ne pas dire la totalité – des sociétés contemporaines. Car dans le monde réel, la précarité économique est un obstacle insurmontable pour pouvoir bénéficier de droits qui devraient être attachés à chaque personne.

Dans nos luttes nous devons articuler le pluralisme culturel réellement existant et une aspiration à des droits universels, réellement existante elle aussi. Il nous faut gagner le combat idéologique « à gauche » en défendant la nécessité de l’unification des luttes sociales au travers des aspirations et des revendications communes à tous les prolétaires. Les luttes de classes doivent redevenir centrales dans nos combats.

Mais cela ne pourra advenir que si au sein même des luttes de classes se crée une véritable solidarité entre tous les prolétaires. Ce qui implique nécessairement que le combat contre les discriminations subies par une partie de notre classe soit pris en compte par le prolétariat dans son ensemble. La lutte des classes doit impérativement s’ouvrir à toutes les luttes contre les discriminations, condition impérative pour que puisse se développer une véritable solidarité de classe et au final permette une modification du rapport des forces entre le capital et le travail.

Pour finir, il faut rappeler que les combats féministes ou anticolonialistes existaient avant l’irruption du postmodernisme. Et qu’ils s’inséraient dans une perspective universaliste. Citons un extrait du livre Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon : « Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de le découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc ». Comment mieux affirmer que notre combat impose de reconnaître chaque femme et chaque homme comme son égal et que tous les prolétaires ont besoin de lutter ensemble pour parvenir à dépasser les fractures qui divisent l’humanité.