L’affaire des viols de Mazan
Le procès « des viols de Mazan », a rappelé que les violences sexuelles et sexistes, y compris quand elles prennent la forme du viol, sont omniprésentes dans les sociétés occidentales. Elles sont « inscrites » dans les structures sociales et idéologiques de nos sociétés : elles sont donc « systémiques ». Il a aussi mis en évidence une opposition de deux visions féministes : d’un côté la stigmatisation d’un « camp des violents » qui regrouperait les hommes dans leur globalité, et de l’autre l’affirmation que « tous les hommes ne sont pas coupables ». Pourtant, au travers des déclarations de Gisèle Pélicot, érigée en héroïne par les mouvements féministes, il existe une possibilité de trouver une synthèse entre ces positions apparemment irréconciliables.
Pendant dix ans, Gisèle Pélicot a été droguée par son mari, qui l’a violée et l’a fait violer alors qu’elle était inconsciente, à plus de 200 reprises, par des inconnus qu’il recrutait sur le site Coco.fr – fermé depuis –, filmant par ailleurs ces crimes sordides. Au-delà du caractère glaçant de ce dossier, la décision de Gisèle Pélicot de refuser le huis clos et de faire visionner les vidéos des viols ont donné un caractère inédit à ce procès. Un caractère tel que nombreux sont les commentateurs parlant « d’un avant et d’un après le procès Pélicot ».
Dès le mois de septembre 2024 Gisèle Pélicot affirmait vouloir dédier son combat « à toutes les personnes, femmes et hommes, qui à travers le monde sont victimes de violences sexuelles ». Il s’agissait bien, pour elle, de mener un combat politique. Et le jour de l’énoncé du verdict elle a refusé de discuter du quantum des peines et de s’inscrire dans la polémique qui s’est développée sur des peines qui seraient « trop légères ». Elle s’est contenté d’affirmer : « Je respecte la Cour et la décision de ce verdict ».
Loin d’agir dans une logique de vengeance, elle a simplement réaffirmé : « J’ai voulu, en ouvrant les portes de ce procès le 2 septembre dernier, que la société puisse se saisir des débats qui se sont tenus. Je n’ai jamais regretté cette décision. J’ai confiance, à présent, dans notre capacité à saisir collectivement un avenir dans lequel chacun, femme et homme, puisse vivre en harmonie dans le respect et la compréhension mutuelle ».
Nous voudrions être aussi optimistes et penser que ce procès puisse effectivement entraîner une rupture avec la logique machiste qui dévalorise les femmes. Rappelons que la loi en France n’a été purgée des dispositions soumettant les femmes, d’abord à l’autorité du père, puis à celle du mari, que depuis seulement quelques décennies. Les mentalités et les rapports de domination n’ont eux pas été transformés immédiatement.
C’est bien cette matrice de dévalorisation qui maintient les rapports sociaux de dénigrements, de discriminations et enfin de violences envers les femmes. Si les viols par des inconnus ont toujours été socialement condamnés, car à l’époque analysés comme un dommage causé à l’honneur du père ou du mari, les viols et violences sexuelles domestiques ont trop longtemps échappés à toute mise en cause sociale. « Si tu ne sais pas pourquoi tu frappes ta femme, elle, elle le sait » disait l’adage populaire !
De ce point de vue, le procès de Mazan marque une rupture. La plus lourde condamnation, la peine maximum prévue par la loi concerne le mari. Son statut de mari a été qualifié de circonstance aggravante. Les autres, les inconnus, ont été moins lourdement condamnés, mais ils ont tous été condamnés pour les violences sexuelles qu’ils ont commises, sans circonstance atténuante. Le viol ordinaire, accidentel ou involontaire n’existe pas !
On ne naît pas homme, on le devient !
Il y a toutefois une contradiction majeure entre par exemple l’affirmation du caractère « systémique » des violences contre les femmes et l’exigence affirmée par certaines féministes d’une peine de « 20 ans pour chacun ». Car si ces violences sont un fait social, l’enjeu majeur n’est pas tant de punir, ou de se venger, mais par le prononcé de ces jugements, d’envoyer un message clair à l’ensemble de la société : toutes les violences contre les femmes, qu’elles soient commises par des proches ou des inconnus, doivent être réprimées légalement, dans l’objectif de faire évoluer la société.
Là encore les propos déjà cités de Gisèle Pélicot s’inscrivent complètement dans une telle logique. Ce que nous dit Gisèle Pélicot c’est que les femmes ont intérêt à s’émanciper du rapport inégalitaire avec les hommes, mais qu’il en est de même pour des hommes qui ont tout intérêt, eux aussi, à « vivre en harmonie dans le respect et la compréhension mutuelle » avec les femmes.
Évidemment les mouvements féministes invitent les femmes à s’émanciper du rôle social dans lequel les enferme la société patriarcale. Aussi nous n’hésitons pas à paraphraser Simone de Beauvoir qui a écrit dans son livre Le Deuxième Sexe : « On ne naît pas femme : on le devient ». Car de même, on ne naît pas homme, on ne naît pas avec un comportement machiste simplement parce qu’on a un pénis, mais c’est par l’éducation, par l’imprégnation par la culture dominante, que l’on adopte ces comportements de prédateur. Et l’éducation des enfants, faut-il le rappeler, est aussi, peut-être même surtout, prodigué par des femmes, elles même sous la pression de l’idéologie machiste dominante. Aussi, ce n’est pas du fait des seuls hommes que se perpétue le patriarcat. C’est bien cette emprise du patriarcat sur toute la société qu’il faut anéantir.
Là encore Gisèle Pélicot fait mouche : en dédiant son combat « à toutes les personnes, femmes et hommes, qui à travers le monde sont victimes de violences sexuelles », elle pointe une réalité oubliée. L’étude commandée par la Conférence des évêques de France suite au scandale des agressions sexuelles au sein de l’Église catholique montre qu’en France parmi les personnes âgées aujourd’hui de 18 ans et plus, 5,5 millions d’entre elles ont subi des agressions sexuelles, que ce soit dans l’entourage proche, parmi le clergé (6 % des agressions ayant été commises dans un cadre religieux), au sein des clubs de sport ou culturels, à l’école ou dans des colonies de vacances.
Ces agressions, toutes confondues, ont touché 14,5 % des femmes et 6,4 % des hommes. Certes les victimes sont 2,3 fois plus nombreuses chez les femmes que chez les hommes. Mais les victimes masculines de l’ordre patriarcal ne forment pas une réalité marginale. Si l’on ajoute à cela les hommes victimes d’homophobie ou tous les jeunes garçons et les hommes victimes de violences physiques ou mentales ou d’une « simple » dévalorisation parce qu’ils ne sont pas suffisamment virils, il devient évident que le système organisant l’inégalité entre les hommes et les femmes n’oppose pas réellement les hommes et les femmes, mais une partie minoritaire de la population contre la majorité, parmi lesquelles les femmes sont évidemment plus nombreuses.
Ainsi les violences ne sont pas l’expression « naturelle » de la masculinité. Notre culture partagée pousse les hommes à être dominants et les femmes à se soumettre de gré ou de force. De fait ces violences relèvent d’une volonté d’imposer une domination. C’est ce qu’a avoué Dominique Pélicot lors du procès. Son fantasme était de « soumettre une femme insoumise ». C’est ce qu’affirme aussi, par exemple, le psychiatre Nicolas Estano, travaillant au sein de l’Unité de psychiatrie et de psychologie légales de Ville Evrard qui tente de soigner des auteurs de violences sexuelles sous obligation thérapeutique :
« L’essentiel des personnes qui violent des femmes adultes ne sont atteintes d’aucune pathologie ». De même, pour le criminologue Loïck Villerbu : « le viol est d’abord une agression. Et l’agresseur élit le champ sexuel ». L’agresseur « recherche la toute-puissance et la domination ».
Cette réalité nous interroge. Dans les sociétés capitalistes les rapports sociaux sont en permanence marqués par des relations de domination, entre les classes sociales, en fonction du sexe ou de l’origine, … Est-il seulement possible d’envisager mettre fin aux relations inégalitaires entre les hommes et les femmes sans remettre en cause globalement la logique de domination qui organise la société capitaliste, et donc sans sortir du capitalisme ?
Les hommes font-ils partie, dans leur globalité, d’un camp des violents ?
Dans un article daté du 19 novembre 2024 le journal Le Monde rappelait « la banalité des profils des 51 accusés, dont 37 sont pères de famille, et le mécanisme glaçant de cette affaire, sont venus ébranler la « tranquillité d’esprit derrière laquelle les hommes se cachaient jusqu’à présent » (…). Pompier, avocat, ouvrier, chauffeur routier, journaliste… Des M. Tout-le-monde, âgés de 26 à 74 ans. Nos voisins, nos collègues, nos frères ». Ce constat a inspiré la romancière Lola Lafon, qui s’est exprimée ainsi dans le journal Libération : « Si tous les hommes ne sont pas des violeurs, les violeurs peuvent apparemment être n’importe quel homme ».
Car effectivement, le moins que l’on puisse dire est que l’affaire Pélicot met en évidence plusieurs réalités des violences sexuelles. D’abord elle rappelle que la majorité des agressions ont lieu dans un cadre familial. Ensuite elle éclaire le caractère « systémique » des violences sexuelles affectant en grande majorité des femmes. Les violences sexuelles concernent l’ensemble de la société et affectent tous ses membres. Personne ne peut prétendre échapper totalement aux mécanismes que produit l’idéologie dominante. Il ne s’agit donc pas de se rassurer en affirmant que les auteurs de violences sexuelles ne concernent qu’une minorité d’hommes, ni surtout de considérer qu’ils sont malades ou monstrueux.
Les militants et les militantes de la Plateforme sont convaincus qu’effectivement, face à des agressions sexuelles contre des femmes, comme face à toute forme de violence physique ou psychique contre des personnes, un grand nombre d’hommes « au minimum ferme les yeux ». Mais nous savons aussi qu’il ne s’agit pas que d’une caractéristique masculine.
Car face à toute agression, comme par exemple face à un génocide, l’Histoire montre que les humains se répartissent plus ou moins en trois catégories. Celles et ceux qui participent ou soutiennent l’horreur, d’autres qui sont indifférents ou laissent faire par peur et enfin celles et ceux qui n’acceptent pas. Face à un viol il en est de même. Ainsi, accabler tous les hommes, leur ordonner « ayez honte » comme l’a fait la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, relève d’une manipulation.
N’oublions pas comment Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième sexe, livre fondateur du féminisme contemporain, montrait que des femmes peuvent être responsables et participer à leur propre sujétion. Aussi ce n’est pas parce que les femmes sont les premières victimes des violences sexuelles qu’elles n’ont individuellement ou collectivement aucune responsabilité, comme les hommes, dans la perpétuation des rapports de domination qui en dernière analyse génère ces violences.
Ainsi se poser la question de la responsabilité des hommes dans leur globalité occulte paradoxalement le rôle social de l’idéologie machiste qui, elle, est globalement responsable des processus de violences sexuelles. C’est la société toute entière qui est malade. C’est le fumier des relations de domination qui nourrit la dévalorisation des femmes et qui légitime les violences imposées aux dominées.
Ces postures globalisantes « féministes » ne sont pas seulement des freins à une remise en cause du système inégalitaire entre les femmes et les hommes. Elles constituent aussi une erreur stratégique en écartant des alliés sincères à ce combat.
Alors, comment lutter contre les violences sexistes et sexuelles.
Au final, l’espoir porté par Gisèle Pélicot d’une société dans laquelle « chacun, femme et homme, puisse vivre en harmonie dans le respect et la compréhension mutuelle » ne nous semble portant pas vain, même si ce n’est probablement pas pour tout de suite. Mais d’abord il faut que soit gagné le combat visant à faire reconnaître le caractère « systémique » des violences sexistes. Et à faire porter la responsabilité de cette réalité, non pas sur les hommes dans leur globalité, mais sur la société patriarcale toute entière !
Le combat n’est pas gagné ! Il faut donc le continuer. Depuis quelques décennies les mouvements féministes se sont emparés de la question des violences sexistes et sexuelles. Des victoires peuvent être remportées qui rendront plus compliquées le passage à l’acte et probablement feront baisser le niveau de la violence.
Le procès de Mazan pourrait faciliter certaines évolutions. Une loi globale contre les violences sexistes pourrait même être élaborée et, rêvons, les financements nécessaires débloqués. Un travail de fond doit ainsi être accompli dans les domaines de l’éducation pour abolir les injonctions genrées – références, modèles et comportements à l’égard des enfants – qui les enferment dans un schéma dominants/dominés. Mais nous savons combien la montée politique de l’extrême-droite rend ces perspectives fragiles.
Le fait d’inscrire la question du consentement dans la définition légale du viol est posé. Mais il s’agit d’une question controversée. La question spécifique du consentement, ou du non consentement de la victime, pourrait de nouveau faire reporter le questionnement judiciaire sur la victime elle-même, avec l’ensemble de ses dérives, mettant de nouveau sur la sellette… la seule victime.
Plus spécifiquement au sein des organisations du mouvement social et des organisations politiques, il reste un grand chemin à parcourir pour faire cesser le sexisme y compris les violences sexuelles.
Le combat est loin d’être gagné. Au regard du premier lieu où la domination de genre s’organise, c’est-à-dire la famille, on peut soutenir qu’elle devient le prototype même de toute domination. Le féminisme qui aujourd’hui tient le haut du pavé se prétend « intersectionnel », c’est-à-dire qu’il prendrait en compte la globalité des processus de domination. Ce qui va dans le même sens que nos interrogations ci-dessus sur la possibilité de défaire le machisme sans remettre en cause le principe de domination lui-même.
Pourtant ce féminisme oublie trop souvent la question des soubassements de la domination et de l’aliénation en général, et dès lors la question de classe dans la construction de ses actions. Est-ce parce que les femmes du prolétariat sont malheureusement sous-représentées dans les organisations féministes ?
Un féminisme véritablement « intersectionnel » devrait pourtant placer la question de classe, qui traverse tous les processus sociaux, au cœur de sa réflexion. Bien sûr, les réalités de la domination sexuelle et/ou sexuée présentent des particularités justifiant un travail spécifique. Mais il est fondamental que les aspirations de femmes prolétaires à l’amélioration de leur condition économique soient réellement prises en compte par les associations féministes. Encore récemment, la dernière lutte de femmes prolétaires qui a été un peu médiatisée, la grève à Vertbaudet en 2023, n’a été soutenue que très minoritairement par des organisations féministes.
Pourtant, comme c’est à chaque fois le cas, cette grève a permis, pour les grévistes, de prendre conscience des particularités de leur exploitation parce qu’elles sont à la fois prolétaires et femmes. Manifestement le combat féministe ne peut pas se mener uniquement au sein des associations féministes. Pour tous et toutes les militantes révolutionnaires, le combat contre le machisme doit se mener aussi au sein des organisations du mouvement social. C’est probablement là que pourra s’incarner la jonction entre le combat de classe et celui pour l’émancipation des femmes.