Syndicalisme : Les conditions pour que le mouvement sur les retraites soit victorieux !

Syndicalisme : Les conditions pour que le mouvement sur les retraites soit victorieux !

Depuis la mi-janvier se déroulent des manifestations monstres contre le projet macroniste de report du départ en retraite et de baisse des pensions, à coup d’augmentation de l’âge légal et du nombre de trimestres cotisés. Un mois après son lancement, ce mouvement est toujours majoritaire dans l’opinion, et même de plus en plus majoritaire, et la perspective de grèves reconductibles à partir du 7 mars est maintenant en discussion. Pourtant, la victoire n’est pas assurée. Nous n’avons certainement pas de recette magique. Mais nous soumettons au débat quelques éléments qui nous semblent importants pour parvenir à gagner.

Ce mouvement a commencé d’emblée très fort, avec plus de 2 millions de manifestants et de manifestantes le 19 janvier, malgré une préparation très brève. La plupart des syndicats n’ont en effet pas eu le temps avant le 19 de faire le travail de mobilisation au moyen de tractages, de tournées dans les ateliers et les services. C’est-à-dire ce qui est fait habituellement pour réussir ce genre de journée. Mais le débat sur les retraites avait déjà eu lieu en amont, notamment au moment des élections présidentielles, et surtout il était clair et net que tout le monde y perdait.

Rappelons-nous la réforme de 2019 qui prévoyait une « retraite par point ». Ses conséquences étaient plus difficiles à expliquer. Pour de nombreuses personnes il y avait beaucoup de zones d’ombre. Mais aujourd’hui, face à cette nouvelle attaque, tout le monde comprend que passer de 62 à 64 ans c’est forcément défavorable. Ainsi entre 70% et 80% des travailleuses et des travailleurs sont opposés à la réforme selon les sondages.

De plus, après des années de « quoiqu’il en coûte », avec ces milliards déversés aux entreprises, personne ne peut avaler qu’un hypothétique déficit de 10 Milliards d’euros serait catastrophique. Rappelons d’ailleurs que cette hypothèse est loin d’être probable, comme le démographe Hervé Le Bras l’a affirmé dans une interview publiée dans Le Monde du 4 janvier :

« Quand on combine les deux volets, mortalité et immigration, en tenant compte de la situation réelle et non d’hypothèses ad hoc irréalistes, le problème du déficit des retraites disparaît quasiment, du moins à l’horizon 2030. Quant à faire des scénarios jusqu’en 2070 comme le fait le COR [Conseil d’Orientation des Retraites], cela n’est pas sérieux : qui peut prévoir le taux de chômage, la croissance économique, celle de la productivité, l’espérance de vie, la fécondité, les migrations en cette année lointaine ? »

Depuis des années une colère s’est accumulée, conséquence de la dégradation des conditions de vie de celles et ceux qui produisent les richesses par leur travail, permettant ainsi aux capitalistes de voir leurs profits exploser. Le mouvement contre la réforme des retraites canalise tout cela. C’est aussi cela qui s’est exprimé le 19, puis le 31 janvier, le 7 et le 11 février.

Mais, si bien des travailleurs et des travailleuses pétitionnent avec les pieds, il ne se passe plus rien entre deux journées d’action. Pas ou peu d’actions intermédiaires entre celles-ci, que ça soit à l’échelle des territoires ou des professions. Or, de toutes évidences, les journées d’action « saute-mouton », ne suffiront pas à faire plier le gouvernement. On garde en mémoire le mouvement contre la loi Woerth de 2010, où plusieurs journées d’action, les jeudis et samedis, avaient rassemblé 3 millions de manifestantes et de manifestants. Et pourtant ça n’avait pas suffi.

La question de la grève reconductible

Lors des derniers mouvements, certaines professions sont parties en grèves reconductibles – aux chemins de fer et dans les transports en commun en 1995 et 2019, dans l’enseignement en 2003, et dans le raffinage en 2010 -, donnant lieu en 1995 et 2010 à des « grèves par procuration », c’est-à-dire que les autres travailleurs et travailleuses ne sont pas en grève mais soutiennent ceux qui le sont, malgré les désagréments et le pilonnage médiatique pour diviser. La grève par procuration a marché en 1995, mais ça ne marche plus depuis… Ces secteurs combatifs ont été démantelés, le droit de grève a été restreint, en particulier à la SNCF. Il reste bien entendu une combativité très forte. Mais il faut sortir de ce fantasme de la grève par procuration. Cela ne marchera pas !

Du reste, concernant le mouvement actuel, plusieurs professions – énergie, raffineries, SNCF – ont fait savoir qu’elles comptaient durcir le mouvement. L’intersyndicale de la RATP appelle ainsi à partir en grève à partir du 7 mars. Il est certain que si ces secteurs arrivent à partir en grève reconductible, cela va créer un climat. D’autant qu’une majorité de la population est favorable au blocage d’après un sondage récent. Mais la question ne sera pas alors de les soutenir, par exemple via des caisses de grève, mais bien d’élargir le mouvement. D’ailleurs les organisations syndicales de ces secteurs ont fait savoir que ces travailleuses et ces travailleurs n’étaient pas prêts à faire grève seuls, donc que la grève par procuration était exclue. La question des caisses de grève, qui avait présentée comme centrale par certains courant – NPA, Révolution permanente,… – en 2019, nous paraît donc tout à fait secondaire dans le cas présent.

On peut d’autre part s’interroger sur la capacité de mobilisation dans ces secteurs : les organisations syndicales arriveront-elles à entraîner les travailleuses et les travailleurs ? Dans les raffineries, les effets de la grève de la Toussaint 2022, de presque un mois, se font encore sentir. A la SNCF, on garde en tête le mouvement des contrôleurs et contrôleuses de Noël 2022, qui illustre que même dans les secteurs les plus syndiqués, il y a des « trous dans la raquette ». Les syndicats feraient bien de s’habituer à y accompagner celles et ceux qui partent en grève hors des cadres traditionnels. Le bilan de la journée de reconduction du 8 février apparaît, de ce point de vue, mitigée. A la SNCF, SUD et la CGT ont appelé seuls, mais environ un train sur deux a circulé, et ils ont dû renoncer à appeler à la grève le samedi 11 février. Dans les raffineries, le préavis initialement de 72 heures a été restreint à 48 heures. Bien entendu la situation reste largement ouverte. Il reste désormais 3 semaines pour convaincre le plus grand nombre de travailleurs et de tgravailleuses de s’engager dans une grève reconductible à partir du 7 mars.

Quand nous parlons de grève générale, cela ne signifie donc pas pour nous qu’une poignée de secteurs bloquent le pays, mais bien que la grève reconductible soit votée dans un grand nombre d’entreprises. Cela ne peut se faire qu’en ancrant la mobilisation au plus près dans les entreprises, et sans doute en articulant avec des revendications sectorielles. On pense en particulier aux salaires en cette période de forte inflation. Par ailleurs cette question est bien en lien avec les retraites puisque l’augmentation des salaires entraînerait une augmentation des cotisations sociales et donc des recettes pour la Sécu. On en est loin aujourd’hui, mais c’est bien cela qu’il faut mettre en perspective.

Des actions pour mettre la pression sur le patronat et les politiciens

Il y a justement dans ce mouvement bon nombre de travailleurs et de travailleuses de petites boîtes, pas forcément organisés syndicalement, qui débrayent lors des journées d’action. Cette population est à l’image de la classe ouvrière d’aujourd’hui, particulièrement touchée par le recul à 64 ans de l’âge de départ : la moitié des ouvriers et des ouvrières travaillent en effet dans des boîtes de moins de 50 salariés. Pour elles et eux, la grève reconductible, les revendications locales, n’ont que peu de sens.

Lors de la lutte contre la loi Travail en 2016, des actions étaient organisées avant ou après les manifestations, ou entre deux journées : manifestations devant des locaux ou des visites de députés favorables à la réforme, blocage de ronds-points préfigurant le mouvement des Gilets jaunes, blocages d’axes routiers… Il est temps de mettre en perspective de telles actions, et nous faisons le pari que le mécontentement est tellement fort dans la population que, contrairement à ce qui est souvent avancé contre de telles actions, cela ne fera pas baisser l’opposition à cette réforme.

Le principal obstacle à de telles actions aujourd’hui, c’est le faible nombre de travailleuses et des travailleurs syndiqués et réellement déterminés à tout mettre en œuvre pour gagner. Mais pour convaincre, encore faut-il mettre en débat de tels modes d’action.

L’autre argument pour ne pas aller vers des grèves reconductibles ou des actions est celui de l’unité syndicale. Il est certain qu’avoir tous les syndicats opposés à la réforme est une force. Mais il ne faut pas oublier que la direction de la CFDT, qui anticipait lors de son congrès en juin 2022, une acceptation de l’allongement de la durée de cotisation ou du recul de l’âge de départ, a été battue par une majorité des deux-tiers. En clair, la base CFDT n’a pas été tout à fait convaincue par les arguments défendant la réforme par points en 2019.

Le gouvernement, de son côté, a clairement fait le choix de tenter de siphonner la droite lors des élections présidentielles de 2022, en abandonnant la réforme par points, défendues par les seuls « sociaux libéraux ». Le recul à 64 voire à 65 ans est taillé pour plaire à la droite. De ce point de vue, Macron a fait le choix de rouler sur l’ensemble des syndicats. Un scénario où la CFDT trahirait, comme en 1995 et 2003, semble donc peu probable puisque le bras de fer est engagé sur les 64 ans, sur lesquels CFDT comme gouvernement ne peuvent pas lâcher sans d’importantes conséquences politiques.

Nous pensons donc que ce front syndical est relativement solide, et qu’il y a un espace pour tenter des actions coups de poing ou des grèves reconductibles sans fissurer celui-ci, même s’il est évident qu’une forte pression serait alors mise sur le pôle « réformiste ». D’après les comptes-rendus d’intersyndicale tels qu’ils sont rapportés par la CGT, il y a accord pour « respecter les actions de mobilisations sectorielles qui s’engagent après le 7 février y compris dans un périmètre unitaire plus restreint ». En clair la CFDT s’engagerait à ne pas critiquer publiquement les reconductions qu’elle ne soutient pas. Il en est ainsi, par exemple à la RATP où la CFDT, non-représentative, ne fait pas partie de l’intersyndicale appelant à la reconduction à partir du 7 mars. Enfin, de toutes façons, nous n’avons pas le choix, il faut réussir à passer à la vitesse supérieure et donc à sortir des seules journées d’action.

Et le rapport au politique dans tout ça ?

Le gouvernement est sous pression. Macron joue son va-tout. Mais beaucoup de députés et de maires de la Macronie risque de perdre leur poste dans cette histoire. C’est pourquoi une partie des Républicains et des macronistes se démarquent du gouvernement. Tout ça est la conséquence du rapport de force. Pour ne rien arranger, Olivier Dussopt, le ministre du Travail portant la réforme, est maintenant soupçonné de favoritisme dans l’affaire du marché de l’assainissement à la mairie d’Annonay.

La situation politique était instable à la sortie des législatives, Macron n’ayant qu’une majorité relative, et déjà à ce moment il semblait clair pour tout le monde qu’une dissolution de l’Assemblée nationale aurait lieu avant la fin du quinquennat. Elle est de nouveau mentionnée, par Macron lui-même. Certains de ses conseillers vont même jusqu’à imaginer que si Lepen arrivait à Matignon, cela pourrait l’affaiblir en vue des présidentielles de 2027. Comme quoi ils sont prêts à pousser très loin le jeu du chantage « Lepen ou Macron ».

La question pour nous est de savoir à quel moment le mouvement social doit se saisir de cette question, en demandant la démission de tel ou tel responsable – Macron, Dussopt, le gouvernement… – ou la dissolution de l’Assemblée. Une telle revendication peut clairement avoir un effet démobilisateur : l’enjeu est aujourd’hui l’action directe des travailleurs et des travailleuses. Cependant, si le mouvement s’essouffle, ou si le gouvernement tente de passer en force malgré une opposition toujours forte, alors une telle revendication pourrait avoir du sens. C’est pour cela que nous avons tout intérêt à insister dès maintenant sur l’illégitimité de ce gouvernement.

A propos de l’étatisation des retraites

Concernant le rapport au politique, il y a également un souci important sur les revendications portées par une partie de la gauche. Le problème actuel de la Sécu, et donc des retraites, branche vieillesse de la Sécu, c’est que les patrons payent de moins en moins de cotisations sociales. Ou plus exactement qu’il n’y a quasiment plus aucune cotisation jusqu’à 1,5 SMIC, soit 66 Milliards d’euros par an d’exonérations. Ces cotisations sont pour l’essentiel compensées par l’État. Si bien qu’on en viendrait presque à croire que c’est l’État qui finance la Sécu.

C’est malheureusement une idée qu’on retrouve dans la bouche de politiciens, journalistes, youtubeurs « de gauche ». La LFI affirme par exemple qu’il suffirait de maintenir la Contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), c’est-à-dire un impôt, pour financer les retraites. On a entendu aussi dire que l’État va faire deux milliards d’euros par an d’économie sur les retraites des fonctionnaires, en payant moins de cotisations sociales en tant qu’employeur. Et qu’il faudrait les réinjecter dans les retraites du Régime général. Ce n’est pas faux en soit, sauf que dans l’absolu ces impôts ne devraient pas avoir vocation à financer les exonérations de cotisations sociales des patrons, mais devraient plutôt servir à développer les services publics, par exemple.

L’enjeu n°1 est donc bien d’en finir avec les exonérations de cotisations sociales pour les patrons. D’autant que ces exonérations ne servent bien évidemment pas à augmenter les salaires ou à embaucher, mais à arroser leurs actionnaires. Rappelons que 80 Milliards de dividendes ont été versés aux actionnaires du CAC 40 en 2022.

Lors de la création de la Sécurité Sociale à la Libération, l’idée de son étatisation a été écartée, au profit d’une gestion directe par les travailleurs et les travailleuses via leurs syndicats. Depuis, ce système a été constamment remis en cause. D’abord par l’intrusion des patrons dans la gestion des caisses de la Sécu qui est ainsi devenue paritaire. Puis, après 1995, est intervenue la multiplication des interventions de l’État dans son financement. Et plus globalement, si les capitalistes ont dû lâcher cet argent à la Libération, ils veulent depuis ce moment le récupérer. Pour cela ils ne cessent d’affaiblir les pensions pour nous contraindre à prendre des assurances privées ou pour généraliser les retraites complémentaires par capitalisation.

Or le modèle de financement de la Sécu, par cotisations sociales et gestion démocratique par les travailleurs et les travailleuses, pourrait être un modèle à généraliser. On pourrait imaginer un tel fonctionnement pour l’investissement économique, pour la formation professionnelle…

En conclusion, si nous assistons depuis un mois à l’émergence d’un mouvement social puissant, porteur d’espoir, et s’il n’est pas exagéré de penser que la victoire est à portée de la main, il nous faut bien constater que rien n’est encore joué. Pour gagner il faut que le mouvement social s’engage collectivement dans des actions capables de renverser le rapport de force construit patiemment par le capital, à coup de régressions sociales généralisées. Le rôle des militantes et des militants dans la popularisation des actions nécessaires est fondamental. Mais c’est la mise en mouvement de notre classe entière, au travers une diversité d’implication et d’action, qui sera le moteur de notre victoire.