Que faire des journées d’action interprofessionnelles ?
Avec 200 000 manifestant.es selon la CGT, la dernière journée d’action interprofessionnelle et intersyndicale du 13 octobre faisait pâle figure en comparaison avec les journées de grève que nous avons connu en ce début d’année contre la réforme des retraites. Le débat, légitime et récurrent, traverse nos organisations sur l’utilité de ces journées.
Tout d’abord, il faut garder en tête que les journées d’action réussies, comme celles contre la réforme des retraites, ne sortent pas de nulle part et sont le fruit d’un long travail de construction. Par exemple avant le mouvement contre la réforme des retraites, il y a eu la journée de grève d’octobre 2022 contre l’inflation, en plein mouvement de grève des raffineurs. Tout d’abord ces journées sont l’occasion d’inciter les équipes syndicales à aller au contact des salarié.es (diffusion de tracts, tournées, heures d’information, AG de syndiqué.es etc.) sur des thématiques interprofessionnelles.
En effet, la stratégie de la classe dominante est de nous enfermer chacun.e dans nos entreprises, afin de nous isoler et ainsi d’affaiblir notre capacité à organiser des mobilisations interprofessionnelles. C’est le sens des attaques de ces dernières années, consistant à détruire les droits globaux au profit des négociations en entreprise (loi El Khomri et inversion de la hiérarchie des normes, ordonnances Macron et création des CSE en particulier).
Les journées d’action interprofessionnelles sont nécessaires
Dans les pays où la casse sociale et le corporatisme sont beaucoup plus avancées, comme l’Angleterre, les militant.es syndicaux combatifs se battent ainsi au sein de leurs organisations pour que celles-ci appellent à des journées d’action interprofessionnelle.
Le syndicalisme marche sur deux jambes : il repose à la fois sur des revendications locales, touchant au quotidien des travailleur.ses, pouvant se régler à l’échelle de l’entreprise, et sur des revendications plus globales, concernant toute notre classe sociale ou en tout cas une partie plus large des travailleurs et des travailleuses, en agissant à l’échelle interprofessionnelle. Prenons l’exemple des salaires. Si une partie, en particulier les primes, peuvent se négocier directement à l’échelle de l’entreprise, une bonne partie relève de la convention collective, et la hausse du Smic se décide à l’échelle nationale. Plus globalement, dans un contexte où les salaires sont gelés à peu près partout dans le pays, croire qu’on pourrait maintenir des salaires à un niveau correct dans son entreprise parce qu’on y a un rapport de force favorable, est une erreur qui malheureusement devient de plus en plus fréquente dans le syndicalisme en France.
Ces journées sont donc nécessaires : il faudrait donc se donner les moyens de les réussir, et en faire des tremplins renforçant les luttes locales et construisant pas à pas un mouvement d’ensemble. Car c’est bien la grève générale qui reste notre objectif, qui est la plus à même d’arracher des victoires et de changer la société.
Mais on ne peut que constater que ces journées d’action prennent souvent plutôt une tournure rituelle, et perdent ainsi de leur intérêt. Est-ce utile de se mettre en grève pour participer à une manifestation, si aucun tract n’est distribué aux collègues et si on fait grève seul ? Est-ce utile de faire grève de façon isolée ? N’épuise-t-on pas les capacités à faire grève « pour de vrai » plus tard avec ces journées éparpillées ?
Certains courants comme le NPA pensent que celles-ci seraient plus réussies en les regroupant, par exemple en appelant à trois jours de grève consécutifs, ou bien en appelant à la « grève générale ». Pourtant, force est de constater que quand les confédérations se sont le plus rapprochés de tels appels (la CGT appelant à la généralisation de la grève en 2016 contre la loi El Khomri, l’intersyndicale appelant à bloquer le pays le 7 mars 2023, certaines fédérations syndicales appelant à prolonger la grève le 8 et le 9), cela n’a pas changé la donne. Alors comment faire pour que ça marche ?
Comment réussir les journées d’action interprofessionnelles ?
Rappelons tout d’abord deux évidences. Premièrement, pour réussir de telles journées il faut aller au contact des salarié.es. Cela implique souvent que les représentant.es du personnel prennent sur le temps dédié aux instances. Tant mieux, c’est justement fait pour. Car siéger dans les instances sans prendre le temps de convoquer des AG de syndiqué.es, d’organiser ou de participer à des distributions de tracts est une erreur. Ensuite, il y a toujours une dimension aléatoire dans ces journées. On ne peut jamais être certain.es que ça va marcher. Donc on se donne les moyens qu’elles soient réussies et on tire les bilans après.
Une fois rappelées ces deux évidences, prenons l’exemple du 13 octobre. Tout d’abord quel est l’enjeu du moment ? On ne peut que s’indigner contre les multiples attaques du gouvernement ou du patronat. Mais tout le monde, y compris les salarié.es, a pu constater au printemps que même avec une grosse mobilisation et un fort soutien des salarié.es, la grève ne démarrait que dans quelques bastions syndicaux (et encore), et qu’il manquait, pour faire plier le gouvernement, une mobilisation allant vers la généralisation. L’enjeu du moment est donc clair : il faut une implantation plus forte dans les entreprises. Ça tombe bien : des dizaines de milliers de salarié.es viennent frapper à la porte des syndicats pour s’organiser et il ne tient qu’à nous de les entraîner vers l’action militante.
La journée d’action du 13 octobre était donc l’occasion d’organiser des distributions de tracts là où il n’y en a pas d’habitude, de donner un cadre militant à ces nouveaux syndiqué.es. Il s’agissait aussi de préparer les futures élections CSE en se donnant des objectifs d’implantation et en commençant à appeler les salarié.es à constituer des listes syndicales face aux patrons.
Il y a d’autre part la question de l’articulation entre les revendications locales, en entreprise, et les revendications globales. La logique voudrait que l’appel à une journée d’action nationale soit renforcé d’appels d’entreprise articulant avec des revendications locale. Nous sortons d’une période où, depuis 2008, il n’y avait plus d’unité d’action au plan national, et les organisations n’appelant pas au plan national (CFDT, CFTC, Unsa, voire CGC et FO) s’opposaient à ce que des journées d’action sectorielles soient organisées en convergence avec les journées interprofessionnelles. Cela donnait des situations ubuesques où il y avait la journée interpro tel jour, mais les cheminot.es appelaient 4 jours avant, les profs 3 jours après etc. Cette dispersion affaiblissait la prise de conscience interprofessionnelle et était le sujet de débats fréquents dans la CGT notamment.
Il y a désormais unité d’action au plan confédéral. C’est donc une occasion en or pour mieux articuler mobilisations locales et globales. Organiser par exemple un débrayage ou un rassemblement devant l’entreprise avant d’aller à la manifestation. Se doter d’une plate-forme intersyndicale de revendications dans l’entreprise. On le sait, la division est toujours forte entre les syndicats dans les entreprises, et l’unité est un combat. Mais cette unité locale est d’autant plus nécessaire que l’unité nationale ne va tenir sur la longueur que s’il y a une pression à l’unité à la base. Autant dire qu’on en est loin aujourd’hui et que ça reste en grande partie à construire.
En conclusion, pour réussir ces journées d’action, demandons nous d’abord comment celles-ci peuvent nous aider dans nos entreprises, et comment articuler nos mobilisations locales avec ces mobilisations plus globales.